1944-2009, Culoz

En décembre 2008, quand le magazine Life (dont la parution avait cessé depuis 1972) a décidé de mettre en libre accès sur Internet l’essentiel de son fonds photographique, dix millions de clichés sur Google, on a pu découvrir un reportage de Carl Mydans, dont la photo ci-dessous. Gertrude Stein et Alice Toklas, avaient choisi, bien que juives et de nationalité américaine, de ne pas quitter la France pendant l’Occupation. D’abord réfugiées à Belley, dans l’Ain, elles durent s’installer à Culoz en 1942. Jusqu’à la Libération en septembre 1944. 65 ans après, il est intéressant de retrouver et de photographier le lieu de cette photographie. Il s’agit de la rue Henry Dunant, tout près du Clos Poncet, la grande maison où séjournèrent Gertrude Stein et Alice Toklas.

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Carl Mydans, Liberation of Gertrude Stein. Author Gertrude Stein (R) walking with Alice B. Toklas (L) and their dog. Septembre 1944, Culoz (Ain).

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Culoz, rue Henry Dunant, jeudi 23 avril 2009, 17h.

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Il est impressionnant de constater à quel point ce pan de mur est resté égal à lui-même.

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Sous un autre angle, on situe mieux le paysage. Les enfants n’ont ni sandalettes (on disait comme ça), ni galoches.

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Culoz, le Clos Poncet.

minuit_toklasAlice Toklas, Le Livre de cuisine, Minuit, Paris, 1981,
traduit de l’anglais par Claire Teeuwissen.

C’est l’occasion de lire ou de relire dans Le Livre de cuisine d’Alice Toklas, des passages ayant trait à ce moment.

p. 201, 202
Puis, nous les Américains, sommes entrés en guerre. Notre propriétaire, un officier de l’armée française, nous a demandé de lui rendre la maison et nous avons été obligées de déménager. Nous avions le cœur brisé à l’idée de devoir quitter Bilignin. Des amis nous ont trouvé une maison à Culoz et nous y avons emménagé le jour où les Allemands, occupant la zone sud, sont entrés dans Belley. À Culoz, nous allions être moins favorisées. Nous ne connaissions personne dans le village et la campagne environnante était moins riche. Il y aurait seulement davantage de bon vin blanc sec. La grande propriété n’avait pas de potager. Il faudrait recommencer à zéro. Il y avait deux domestiques dans la maison, dont une très bonne cuisinière, qui a tout de suite annoncé qu’elle ne pouvait pas cuisiner avec les maigres ingrédients que fournissaient les tickets de rationnement. Je lui ai dit que le marché noir les compléterait en grande partie, mais cela ne l’a pas encouragée. Elle était vieille, fatiguée et pessimiste. C’était donc moi qui faisais la plus grande partie de la cuisine, tandis qu’une excellente cuisinière restait assise à mes côtés, indifférente, inerte et trop découragée pour faire attention quand j’essayais de lui montrer comment préparer un Pain de veau rationné. […]

pp. 203-204
Deux des commerçants du village me sont devenus très utiles. Ils disaient que leur devoir patriotique était de vendre ce qu’interdisaient les Allemands. En ce cas, le mien n’était-il pas d’acheter ce qu’ils offraient? Les garçons de la campagne descendaient pêcher clandestinement dans le Rhône. Ils n’apportaient pas que du poisson à la porte de notre cuisine, mais de la farine, du lard, des petites quantités de noix et, de temps en temps, un lièvre ou un lapin. Nous invitions des amis à déjeuner. La cuisinière était un peu ragaillardie, bien qu’elle se plaignît qu’il n’y eût rien avec quoi préparer tout cela, en dehors de l’inévitable vin blanc. Soudain, des Allemands ont été cantonnés chez nous: deux officiers et leurs ordonnances. Nous leur avons rapidement préparé des chambres dans une aile de la maison bien éloignée de nos chambres à coucher. Les provisions ont été dissimulées en vitesse, mais nous n’avons pas eu le temps de rassembler et de cacher les nombreux livres en anglais éparpillés dans toutes les pièces. […] Au bout de deux semaines, les Allemands cantonnés chez nous sont partis.

pp. 207-210
En automne 1943, la nourriture n’était pas le principal sujet de préoccupation. Nous attendions l’invasion et la libération avec impatience. En 1940, j’avais mis de côté, avec d’autres provisions précieuses, quatre livres de cédrats, de peaux d’orange et de citron confites, d’ananas et de cerises, et deux livres de raisins secs, le tout dans des bocaux bien fermés. Nos amis étaient au courant de cette cache, et savaient que je gardais les fruits avec l’intention d’en faire un cake pour la Libération. […] Lorque la Résistance a fait dérailler la locomotive d’un train transportant uniquement d’énormes cuves de vins espagnol destiné à la Suisse, notre maire, craignant de ne pouvoir le conserver, a réquisitionné le vin et l’a distribué aux deux cent cinquante membres des Forces d’occupation locales et aux quelque 1500 habitants de Culoz. Chacun a eu droit à douze litres. Gertrude Stein et moi avons mis notre ration de côté pour les festivités de la Libération. […] Juste au moment où les communiqués commençaient à vraiment  nous donner de l’espoir, deux officiers et trente soldats de l’armée italienne ont été cantonnés chez nous, les officiers dans la maison naturellement, et les soldats dans le garage et le logement du chauffeur, un peu trop près, à mon goût, du potager et des arbres fruitiers. […] Les Italiens sont restés jusqu’à ce que leur pays accepte l’armistice. Quand ils ont appris la nouvelle, ils ont déchiré leurs papiers militaires et sont partis en chantant. Il y avait environ six cents soldats italiens dans la région et la frontière n’était qu’à cent vingt-cinq kilomètres. Nous espérions qu’ils pourraient  la franchir sans encombre. Plus tard, on nous a dit qu’ils avaient tous été tués par les Allemands.
Les événements se précipitaient dans une joyeuse confusion. Le débarquement du nord avait eu lieu. Les Allemands savaient que nous savions. Nous avions abandonné toute discrétion. Il nous a semblé entendre quelqu’un chanter la Marseillaise. Cet après-midi là, nous avons été informées que plus d’une centaine d’Allemands allaient être cantonnés chez nous. Presque aussitôt ils étaient à la porte. Il y avait cinq officiers et sept sous-officiers à loger dans la maison, et les soldats sur la terrasse et dans le jardin. Gertrude Stein disparut dans la chambre à coucher à l’étage, avec son manuscrit et le caniche. Les domestiques et moi descendîmes des matelas pour les sous-officiers et préparâmes les lits et les chambres pour les sous-officiers, dont les chiens rôdaient dans toute la maison, tandis que leurs rosses et leurs ânes se promenaient dans les plates-bandes. Tout cela dans un horrible désordre. Ce soir-là, les Allemands mangèrent des rations militaires froides. Le lendemain matin, ils tuèrent un veau sur la terrasse la plus proche de la maison et le firent cuire sur une broche improvisée. Ils sont partis dans l’après-midi, après s’être servis dans nos maigres provisions et nos souvenirs. Six semaines après le départ des Allemands, eut lieu le débarquement du sud. Nous jubilions. Notre armée, ou du moins, une partie de celle-ci, passerait par chez nous en route pour le nord. […]

p. 212-213

Nous étions à table quand la bonne fit irruption dans la pièce en criant: « L’armée américaine, ils sont sur la pas de la porte! » […] L’un d’entre eux était Siberard, que nous avions connu à Paris, un autre était Frank Gervasi, avec qui nous nous sommes tout de suite liées d’amitié. […] Siberard était venu demander à Gertrude Stein de parler à la radio pour les États-Unis, depuis la station américaine, qui venait d’être installée à Voiron. […] On est venu nous chercher en jeep, avec deux jeeps en fait, pour aller à Voiron où Gertrude Stein devait parler à la radio. […] Le lendemain de notre expédition à Voiron, Gertrude Stein a décidé que nous irions à Aix-les-Bains sans papiers de police pour voir combien la ville devait être belle sans ses huit mille occupants. Nous sortions de la gare lorsque des soldats américains sont descendus d’une jeep et se sont approchés de Gertrude Stein pour lui demander un autographe. De toute évidence, ils étaient les premiers Américains à atteindre Aix, car le temps que Gertrude Stein gribouille sa signature, une foule nombreuse s’était rassemblée autour d’eux. L’un deux a dit: « Vous vivez près d’ici, n’est-ce-pas, Mademoiselle Stein. Pouvons-nous venir vous voir si nous repassons dans la région? » Puis ils se sont présentés, un commandant et trois colonels. « Plusieurs colonels sont venus me voir, a dit Gertrude Stein. Maintenant, j’aimerais un général. Jusqu’à présent, aucun général n’est venu me voir. »

©1954 by Alice Toklas. ©1981 pour la traduction par les Éditions de minuit.

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