Je suis toujours trop jeune et trop vieux




Dimanche 19 février 2012, 16h-17h20, théâtre des Bouffes du Nord, 37bis boulevard de la Chapelle, Paris 10e. C’est la dernière de la reprise du « concert scénique » de Heiner Goebbels, Max Black (créé en 1998), avec le génial André Wilms qui dit un agencement de textes de Paul Valéry, de Georg Christoph Lichtenberg, de Ludwig Wittgenstein (professeur de Max Black à Cambridge) et de Max Black lui-même, philosophe et mathématicien (1909-1988). Chaque geste, chaque déplacement, est un événement sonore et, le plus souvent, lumineux : ampoules, projecteurs, flammes, feux d’artifice (pyrotechnie par Pierre-Alain Hubert). Ça parle de logique et de jeux de langage. C’est extrêmement réjouissant. On n’a pas le droit de photographier et de filmer pendant le spectacle. Je note cette phrase, dite par l’interrupteur de la lampe de bureau : « Je suis toujours trop jeune et trop vieux ». Je me souviens avoir été, dans ma jeunesse, photographe de théâtre (photo du milieu). Au début, André Wilms est sur scène alors que le public s’installe (ce sera plein, on verra bientôt, au 4e rang du parterre, l’ancien maître du lieu, Peter Brook, chemise turquoise et pull sombre sur les épaules, photo du haut) et, à la fin, le public reste, fasciné par la lumière et par les machines-instruments (photo du bas).

À lire :
« André Wilms n’aime pas les fleuves tranquilles », par Fabienne Darge
Article du Monde, 17 février 2012

On se demandait, en arrivant chez André Wilms, si son antre ressemblerait à celui de son personnage dans Eraritjaritjaka, le spectacle d’Heiner Goebbels que l’acteur a joué aux Ateliers Berthier en 2004 : un refuge d’intellectuel européen venu du « monde d’hier », tapissé de livres. Mais non. André Wilms n’a plus qu’un « pied-à-terre » parisien, un peu anonyme. Il vit le plus souvent non pas au Havre, comme l’antihéros du dernier film d’Aki Kaurismäki, mais en Bretagne, dans une petite maison à la pointe du Raz, autant dire au bout du monde. « Je ne supportais plus Paris, qui est devenue une ville totalement touristique », lance-t-il, entre imprécation et humour pince-sans-rire.
Il paraît qu’eraritjaritjaka signifie, en dialecte aborigène d’Australie, « animé du désir d’une chose qui s’est perdue ». André Wilms est animé du désir de nombreuses choses qui se sont perdues, dans le monde d’aujourd’hui : l’esprit révolutionnaire des années 1960, l’art comme « organisateur du scandale », ainsi que le prônaient Bertolt Brecht et Heiner Müller. « On vit une époque où on fait beaucoup de culture, mais très peu d’art. Les « héritiers », au sens où Bourdieu les définissait, veulent tous être artistes – acteurs, surtout. Cela me fait penser à cette phrase du dadaïste Arthur Cravan : « Je n’ose plus descendre dans la rue, il n’y a plus que des artistes. » »

Quand il descend dans la rue, l’artiste André Wilms se fait parfois arrêter. En général, par des passants qui ont reconnu en lui le mémorable Maurice Le Quesnoy de La vie est un long fleuve tranquille, d’Etienne Chatiliez. Le film est sorti en 1988. Jusque-là, l’autodidacte Wilms – pas vraiment un héritier puisque né de père inconnu, et tombé dans le théâtre par hasard, à Strasbourg, au début des années 1970 – était un comédien plutôt radical, compagnon de route des metteurs en scène André Engel, Klaus Michael Grüber ou Jean-Pierre Vincent, et des dramaturges Michel Deutsch ou Heiner Müller.

Après ce long métrage, il est redevenu un comédien de théâtre, toujours plutôt radical, et il a rencontré le cinéaste finlandais Aki Kaurismäki, dont il est devenu un des acteurs fétiches, au fil de quatre films : La Vie de bohème, Les Leningrad Cow-Boys rencontrent Moïse, Juha et Le Havre, où de nouveaux spectateurs le découvrent avec stupéfaction. Au début des années 1990, il a aussi rencontré le musicien et metteur en scène Heiner Goebbels, avec qui, depuis, il trace une route singulière, avec comme viatique trois spectacles qui ne cessent de tourner de par le monde : Ou bien le débarquement désastreux (créé en 1993), Max Black (1998, aujourd’hui repris au Théâtre des Bouffes du Nord) et Eraritjaritjaka (2004).

« Quand j’ai rencontré Heiner Goebbels, j’en avais assez du théâtre, du théâtre dialogué en tout cas. C’était la période qui suivait la chute du Mur, je vivais entre Paris et Berlin, et j’étais plutôt fasciné par Pina Bausch ou par le Franck Castorf de l’époque, qui ouvrait la Volksbühne de Berlin aux SDF. Je trouvais la scène française archi- plan-plan, je me demandais pourquoi il n’y avait pas de punks au théâtre. J’ai rencontré Goebbels grâce à Heiner Müller, qui disait que « quand le théâtre perd de son mordant, les dentistes sont dans la salle ». »

La nouvelle forme de théâtre musical inventée par le compositeur allemand, venu du rock alternatif et du free-jazz, convient particulièrement bien à l’acteur Wilms, qui fuit « la soupe psychologique » comme la peste. « Ce qui m’a toujours rendu malade au théâtre, c’est l’absence de technique objective pour l’acteur. Quand un musicien joue faux, on l’entend immédiatement. Mais sur le théâtre pèse toujours cette épouvantable tendance à « ouvrir le tiroir à sentiments » dont parlait, pour la déplorer, mon maître Klaus Michael Grüber. Avec Goebbels, je travaille le texte comme une partition. »

Venu d’une école de jeu qui cherche l' »effet d’étrangeté » cher à Brecht contre le réalisme psychologique à la Stanislavski, l’acteur « haut-parleur » Wilms (« c’est le texte qui joue pour nous ») a encore gagné, au coeur des dispositifs polyphoniques d’Heiner Goebbels, en densité, en présence minérale. « Cette fameuse présence, cette « aura » dont parlait Walter Benjamin est toujours un mystère, constate-t-il. Comment expliquer que, sur un plateau, il y a des gens avec qui il se passe quelque chose, même s’ils sont mauvais, et d’autres avec qui il ne se passe rien ? Un bon exemple, c’est Jean-Pierre Léaud : on ne peut pas jouer plus faux, et plus juste à la fois. Pour moi, travailler cette « présence » consiste surtout à faire la chasse aux clichés. Grüber, encore lui, disait qu’il fallait faire subir une cure d’amaigrissement aux acteurs. L’idéal, c’est l’opacité de Robert Mitchum, ou la simplicité magistrale de Buster Keaton. »

André Wilms est chez lui dans l’univers d’Heiner Goebbels, qu’il traverse en voyageur intranquille ou en savant faustien, comme une page blanche sur laquelle se liraient les mythes qui ont façonné une certaine Europe, aujourd’hui en train de s’engloutir. Et il est chez lui dans celui d’Aki Kaurismäki, frère en désenchantement burlesque. Pour Le Havre, le cinéaste lui a donné une seule indication : « Play like an old gentleman. » »Mon personnage de Marcel Marx, qui était poète dans La Vie de bohème, est devenu cireur de chaussures dans Le Havre, sourit-il. Tout un symbole. Comment mieux dire le sentiment de la défaite, celui d’être à côté de ses pompes ? Tout ce à quoi a cru ma génération révolutionnaire s’est effondré. Nous avons perdu, sur toute la ligne. »

Dans le prochain film de Laetitia Masson, il jouera « un acteur ringard, qui n’a pas réussi et donne des leçons de politique à ses enfants ». « C’est drôle, non ? » Drôle comme André Wilms, de l’espèce de ces perdants magnifiques à l’humour ravageur, qui renvoient les gagnants à leur médiocrité.

 

« Goebbels, Wilms et Wittgenstein : éclairs de génie », par Cédric Enjalbert
Article de Philosophie Magazine, 17 Février 2012
http://www.philomag.com/fiche-philinfo.php?id=285

Non contente d’adoucir les moeurs, la musique fortifie aussi l’esprit. C’est ce que prouve l’éclatant spectacle mis en scène par l’Allemand Heiner Goebbels : Max Black, montés à partir de textes d’écrivains philosophes, mis en musique aux Bouffes du Nord, jusqu’au 19 février.

Inspiré de fragments de Paul Valéry et de Georg Christoph Lichtenberg, de Max Black et de Ludwig Wittgenstein, deux philosophes de la logique, le spectacle explore les méandres du langage et de l’esprit : qu’est que penser, quels rapports entretiennent les mots et les actes, les mots entre eux, l’art et l’indicible ?

Heiner Goebbels laisse le détonnant André Wilms endosser la blouse du savant fulminant, explorant au milieu d’un capharnaüm – table de dissection coiffée d’un alambic de fortune, lampes articulées et loupes, mange-disque et aquariums suspendus, oiseaux empaillés, lampes à huile, photophores et autres supports à imagination – les ressorts de la logique du langage. Trahissant, par sa mise en pièce du discours et ses situations absurdes, une inspiration digne de Beckett, le spectacle montre que cette logique n’est pas à chercher exclusivement dans le verbe. Musicien et compositeur, Heiner Goebbels a en effet donné à forme cette réflexion, en créant une partition jouée à l’aide de cordes tendues, d’instruments bricolés électrifiés ou électroniques. La musique et le texte se déploient ainsi dans un ensemble de projections instrumentales, mécaniques, visuelles, lumineuses…

Ces projections font écho à la définition que faisait Wittgenstein du langage compréhensible comme « jeu » dans un dispositif de communication qui embrasse les mots et les actions. Les « jeux de langage » désignent un réseau de relations, indissociables d’un contexte social, ne donnant sens au verbe que dans un contexte de compréhension et d’usage déterminé. Il est donc synonyme de vie. Le jeu de langage est « le tout formé par le langage et les activités dans lesquelles il est entrelacé ». D’où l’intelligence du spectacle intégral, complet, « wittgensteinien », tel que le donne Heiner Goebbels, inventeur du « Concert Scénique », un théâtre musical, littéraire et pyrotechnique – fusées et éclairs de génie explosent littéralement sous forme d’artifices !

Il rappelle ainsi, dans les pas de Wittgenstein, « que la compréhension de la phrase linguistique est plus proche qu’on ne le croit de ce qu’on appelle ordinairement compréhension du thème musical. Pourquoi la force et le tempo doivent-ils se mouvoir justement selon cette ligne? On aimerait dire: “Parce que je sais ce que tout cela veut dire.” Mais qu’est-ce que cela veut dire? Je ne saurai pas le dire. Pour l’expliquer, je pourrai le comparer à quelque chose d’autre qui a le même rythme ».

Heiner Goebbels semble s’appuyer sur cette analogie développée par Wittgenstein pour montrer que chaque élément de musique, de vidéo ou de texte, n’a de sens que dans un ensemble, comparé à « à quelque chose d’autre qui a le même rythme ». Et le metteur en scène de poursuivre : « il n’est possible de parvenir à un “croisement” sensé et équilibré des différentes forces en présence (le texte, la musique, ou bien le théâtre et la musique, la vidéo et l’art, etc.) que si ces différents éléments sont développés ensemble, de concert. »

Ce « concert scénique », bénéficie des lumières du scénographe Klaus Grünberg. Ce dernier s’est penché avec Heiner Goebbels sur Max Black, qui n’est que le second volet d’un triptyque. Le premier s’inspire de Francis Ponge, de Heiner Muller et de Joseph Conrad. Il s’intitule Ou bien le débarquement désastreux. Le dernier, Eraritjaritjaka, mêle des textes d’Elias Canetti à des oeuvres pour quatuors à cordes. Dissiper les « crampes mentales », lançait Wittgenstein, faisant de ce mot d’ordre l’usage de la philosophie. Heiner Goebbels reprend ce leitmotiv avec brio, sur toutes les scènes d’Europe.

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