Un autre monde

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Mardi 26 février 2013, 1h, Nice-Savoie. Alain Gheerbrant vient de mourir à l’age de 92 ans. J’ai conservé son livre, L’Expédition Orénoque-Amazone, acheté par ma mère à Valence le 1er mai 1954. Nous étions allés à sa conférence, accompagnant la projection de son film : Des hommes qu’on appelle sauvages. Ce fut une initiation pour moi car je fus marqué par une image : une plaque de vannerie retenant des centaines de très grandes et dangereuses fourmis, passant sur le corps d’un adolescent. Dans mon enfance, chaque séance de cinéma se prolongeait par une nuit de cauchemars. Mais j’aimais le cinéma et je devais, jusqu’à l’âge de 25 ans, y aller de plus en plus souvent. Dans cette période de cinéphilie, je fis la connaissance de son fils. Plus tard, comme beaucoup, j’ai acheté son Dictionnaire des symboles (en collaboration avec Jean Chevalier, Laffont, 1969, collection Bouquins).

Le vieux élève une plaque de fourmis. Les masques ne chantent plus. Dans le silence total, on entend les centaines de pattes et de pinces bruire. Mais l’excitation des insectes n’est pas encore suffisante pour qu’ils puissent piquer tous à la fois ainsi que le requiert le rituel indien. Le sorcier trempe la plaque dans la calebasse de boisson. Il l’approche de sa cigarette et souffle lentement un gros nuage de fumée bleue qui filtre à travers la vannerie et monte se perdre vers le toit de la case. Le crépitement des insectes exaspérés grandit comme un incendie. La plaque entre ses mains décrit trois cercles autour de son corps, telle ce matin la première calebasse de boisson qu’il a distribuée à ses gens. Puis il se penche légèrement en avant et il lui fait décrire les mêmes cercles autour du corps de l’enfant. La plaque était jusque-là tournée de telle façon que les fourmis présentaient leurs pinces vers le corps. Le sorcier la retourne. Plusieurs hommes s’approchent et saisissent l’enfant par les poignets et la tête. La plaque revient est passe sur sa poitrine. Mais ce sont maintenant les deux cents abdomens des fourmis géantes qui lui caressent le corps et les deux cents aiguillons à la fois le pénètrent et injectent leur venin. L’enfant se crispe, il se tord en arrière, une grosse main se plaque sur sa bouche et y appuie comme un bâillon pour qu’il ne crie pas. La plaque, lentement, poursuit son chemin au long de toutes les parties les plus sensibles de son corps. Le sorcier opère avec une scrupuleuse minutie et le maximum d’économie dans ses gestes. Cela dure deux, trois, quatre longues minutes. Enfin les fourmis passent dans un dernier et lent baiser sur les joues et le front de l’enfant. Mais les hommes ont relâché leur étreinte. Le buste de l’enfant s’est redressé. Maintenant, aux yeux de tous, il est un homme. Ses mains, sur les genoux du vieux, n’ont pas bougé. Ses paupières se soulevant lentement, un regard somnambulique filtre entre ses cils. Une femme rafraîchit sa poitrine, ses bras, son dos avec un peu de boisson qu’elle a puisé dans le creux de la main. Le vieux a repris sa cigarette de bananier et il souffle de la grosse fumée bleue par-dessus la boisson sur le corps du supplicié.

Jusqu’alors mi-clos, les yeux de l’enfant s’ouvrent tout à fait. Il regarde lentement, comme étonné, autour de lui. Il semble revenir d’un autre monde, ou arriver dans un monde entièrement nouveau pour lui. Il se lève. Il marche tout seul vers le hamac et s’y recouche. De toutes parts dans la grande case enfumée fuse un long cri suraigu, le cri de triomphe de la communauté indienne qui compte un nouvel homme parmi elle.

Alain Geerbrant, L’Expédition Orénoque-Amazone, Gallimard, 1952, pp. 146-147.

Patterns du temps qui passe

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Dimanche 24 février 2013, midi. Parc floral des Thermes, Aix-les-Bains. Il a neigé ce matin. La neige a ravivé l’écorce des platanes centenaires. À midi, elle est en train de fondre. La façon qu’elle a de se résoudre en plaques éphémères n’est pas sans rapport avec celle qui gouverne les plaques de l’écorce, qui sont, elles, dans une autre échelle de temps.

Le trottoir comme discipline

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Vendredi 22 février 2013, 16h40, Genève, place Simon Goulart (1543-1628, théologien, pasteur et chroniqueur). En travaux depuis longtemps, cette place, qu’on a fréquentée en parking, devant le Temple de Saint-Gervais, aura peut-être des matériaux plus nobles. Mais cette zone de trottoir, avec son ciment frais impeccablement bouchardé, fait honneur à la tradition calviniste. Voir : « Bonjour Monsieur Peirce !», 7 juillet 2009.
Note : 400e billet de jlggbblog3.

Vérification (Manet)

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Dimanche 17 février 2013, 15h30 — 17h, musée d’Orsay. Il est interdit de photographier — comme de boire et manger ou porter un sac à dos. Dans les salles du 5e étage où le public afflue pour les Impressionnistes, on est, une fois encore, troublé par le grand Déjeuner sur l’herbe (salle 29). Peut-être par la lueur d’une profondeur aberrante, mais d’abord par le « regard caméra » de Victorine Meurent (On ne la verra pas en Olympia car le rez-de-chaussée est en travaux). Un peu plus loin (salle 32), on vérifie que l’asperge et le citron sont bien ce qu’on nomme ici des notations (cette fois, j’y vois la pesanteur).
Édouard Manet, Le Déjeuner sur l’herbe, 1863, huile sur toile, H. 2.07 ; L. 2.65
Édouard Manet, L’Asperge, 1880, huile sur toile, H. 0.169 ; L. 0.219
Édouard Manet, Le Citron, 1880, huile sur toile, H. 0.14 ; L. 0.22
Voir : « Manet, avant, après », 19 juin 2011

Malraux s’ Shoes

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Vendredi 15 février 2013, 17h. Galerie Gabrielle Maubrie, rue Sainte Croix de la Bretonnerie, Paris, 4e. Un très beau film d’exposition de Dennis Adams : Malraux s’ Shoes (vidéo, 42 mn), inspiré de la photographie où l’on voit André Malraux, chez lui à Boulogne-sur-Seine, en 1953, alors qu’il prépare le second tome du Musée imaginaire (Le Musée imaginaire de la sculpture mondiale). Après avoir été le modèle d’un musée sans murs fondé sur la reproduction photographique, c’est devenu la référence prémonitoire de la virtualisation des collections. L’artiste joue un Malraux, marchant sur ses photos, fumant, buvant un whisky. Il a de violents éclats de voix délirants. Mais le monologue intérieur incessant mêle la vie de Malraux (y compris le passage au Cambodge, voir, sur ce blog : « Banteay Srei », 6 janvier 2013) à des réminiscences énigmatiques propres à l’artiste lui-même. Il est fait ainsi écho à l’Atlas Mnémosyne d’Aby Warburg, à l’Atlas de Gerhard Richter (voir, sur ce blog : « Atlas de Gerhard Richter », 12 août 2012). Pour moi, la scène est depuis toujours liée à l’image du film d’Alain Resnais, La Guerre est finie (scénario de Jorge Semprún, 1966), où l’on voit Yves Montand dans le salon où Ingrid Thulin prépare l’iconographie d’un livre sur les villes du monde. On peut rappeler qu’Alain Resnais a travaillé à ce film avec Florence Malraux, fille d’André Malraux, qu’il a épousée en 1969.

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André Malraux, 1953. Photo Maurice Jarnoux, Paris-Match.

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Alain Resnais, La Guerre est finie, 1966.

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Aby Warburg, Atlas Mnémosyne, 1927-1929, détail.
Références : Georges Didi-Huberman, Atlas ou le gai savoir inquiet – L’œil de l’Histoire, 3, Minuit, Paris, 2011. Georges Didi-Huberman, « Échantillonner le chaos. Aby Warburg et l’atlas photographique de la Grande Guerre » : http://etudesphotographiques.revues.org/index3173.html Aby Warburg, L’Atlas Mnémosyne, édition par l’Atelier l’écarquillé, 2012 : http://www.baldingervuhuu.com/index.php?/aby-warburg/ecrits-ii—atlas-mnemosyne/