Photos © JLggB 1981
15 mai 2012, 23h30. L’actualité m’incite à retrouver une série de photos (inédites bien sûr) du 21 mai 1981, journée d’investiture, onze jours après son élection, de François Mitterrand. Le matin, c’est la descente des Champs Élysées (photo). Vers 18h, nous nous trouvons derrière une herse aux pointes dangereuses, dans un recoin de la Faculté de droit, face au Panthéon. Mitterrand a remonté la rue Soufflot, accompagné d’une cohorte de fidèles et de zélateurs (photo). Il rentre seul dans le Panthéon pour déposer des roses sur les tombeaux de Jean Jaurès, Jean Moulin et Victor Schoelcher (dans une mise en scène télévisuelle de Roger Hanin). À sa sortie (photo), plusieurs incidents ont mis l’orchestre en retard et il doit attendre pendant 10 mn la fin de la 9e symphonie de Beethoven, sous la direction de Daniel Barenboïm, alors que la pluie se met à tomber très fort, avant la Marseillaise dans l’orchestration d’Hector Berlioz, chantée par Placido Domingo et les chœurs.
Document vidéo (6mn39s) : Concert d’investiture de François Mitterrand le 21 mai 1981 par les Chœurs et l’Orchestre de Paris dans un extrait de l’Hymne à la Joie de Beethoven
Document du journal Le Monde du 10.05.2011 : « Comment j’ai mis en scène l’investiture de François Mitterrand par Christian Dupavillon, ancien conseiller de Jack Lang au ministère de l’Education nationale, ancien directeur du patrimoine.
L’investiture de François Mitterrand, le jeudi 21 mai 1981, ce sont trois images. Celle de son accolade avec Pierre Mendes-France dans la salle des fêtes de l’Elysée, celles de sa montée de la rue Soufflot et de son cheminement dans la nef du Panthéon et dans le déambulatoire de la crypte. Le soir de son investiture, François Mitterrand souhaitait honorer la mémoire de Jean Jaurès et, à travers elle, de la nation. L’idée lui aurait été suggérée par l’historien Claude Manceron. Il en fait part à Jack Lang. Il reste à la mettre en scène, une tache qui m’est imputée. J’avais contribué à la préparation et à la célébration de son élection, le soir du 10 mai, place de la Bastille.
Je suggère que le nouveau président remonte la rue Soufflot au milieu de la foule et qu’il se retrouve seul, franchi la porte du Panthéon, pour se rendre dans la crypte et fleurir d’une rose la tombe de Jean Jaurès, Victor Schoelcher et Jean Moulin. Je propose également deux étapes sur le parcours de l’Hôtel de Ville au Panthéon, la cour du Palais de justice, là où il plaida avant d’entrer en politique, pour y planter un arbre dans la cour dite du « mai » et le lycée Buffon pour s’incliner devant la plaque commémorant les cinq lycéens fusillés par les allemands le 8 février 1943. Il donne son accord à la mise en scène du Panthéon et ferra déposer, ce soir-là, une gerbe devant le monument aux étudiants de Buffon.
Le geste me semblait significatif pour un président franchissant la Seine le jour de son investiture pour se retrouver dans le quartier des universités, des grandes écoles, des établissements de recherche et de lycées réputés. Quand à l’arbre de mai, il répond préférer le planter en pleine forêt plutôt que dans une cour pavée. C’est pourtant à cet endroit que, tous les ans, un arbre d’une quinzaine de mètres, généralement un hêtre, était transplanté pour célébrer l’arrivée du printemps. La réponse cachait probablement la crainte de commentaires malveillants au cas où l’arbre, intentionnellement ou non, dépérirait.
Quelques jours auparavant, des professionnels du protocole et de la presse, mis à disposition par l’Elysée, m’indiquent qu’il faudra compter sur la présence d’une vingtaine de journalistes et de photographes, pas un de plus. Ils font installer à leur intention un petit podium de chaque côté de la rue, podiums qui seront pris d’assaut par la foule. Le préfet de police, Pierre Somveille, et le directeur de la police d’alors, Charles-Jean Gosselin, qui ne s’apprécient guère, me disent, l’un qu’il faudra chiffrer le public à quelques milliers, l’autre que les forces de police, épuisées par une matinée passée le long des Champs-Elysées, seront clairsemées au Panthéon. Au début de l’après-midi du 21 mai, le préfet, abasourdi le matin même par la foule sur les Champs-Elysées, me prédit le chiffre d’un million de personnes présentes le soir sur la rive gauche. Quant au directeur, il m’assure que ses hommes veilleront des toits au bon déroulement de la cérémonie sans toutefois me proposer le moindre service d’ordre supplémentaire au sol.
Tout a été minutieusement préparé. Léon Zitrone est posté à une fenêtre de la faculté de droit avec, en main, suffisamment de fiches sur l’historique du monument, la vie de Soufflot, celles de Jaurès, de Moulin et de Schoelcher, le C.V . du chef d’orchestre et de chaque soliste, les paroles de l’Ode à la joie et même le nombre de projecteurs disposés dans le monument au cas où il aurait à combler des temps morts. Quand aux habitants de la rue Soufflot et de la place du Panthéon, ils trouvent dans leur boite aux lettres, dès le 19 mai, une missive des organisateurs les priant d’accepter leurs excuses pour la gêne qu’occasionneront la préparation et le déroulement de la cérémonie. Contrairement aux prédictions annonçant l’invasion de barbares venant de l’est, nous cherchons à passer pour des êtres civilisés. L’incorrection ne pouvait être de mise. Enfin le cérémonial est minuté à la seconde près.
Place du Panthéon, devant le porche de la faculté de droit, sont installés sous un auvent les choeurs et l’orchestre de Paris. Son chef, Daniel Barenboïm avait proposé la Marche n°1 du compositeur anglais Eward Elgar. On eut à le convaincre de préférer le final de la symphonie N°9 de Beethoven à la très britannique Pomp and Circumstance. Le quatrième mouvement de la 9° dure environ 24 minutes. Un signal est donné au chef lorsque la voiture présidentielle passe boulevard Saint-Michel à hauteur de la chapelle de la Sorbonne. Ainsi, le président sortira du Panthéon au fameux prestissimo de l’Ode à la joie. Barenboïm demande en outre que les vingt-huit motocyclistes de l’escorte de la Garde républicaine quittent la place Edmond-Rostand, le président descendu de sa voiture, non par la rue Soufflot, mais par la rue Gay-Lussac.
A 18h15, le cortège présidentiel, après avoir rejoint la rive gauche et remonté le boulevard Saint-Michel, s’immobilise donc place Edmond-Rostand. Le final de la neuvième a commencé, en partie couvert par une immense clameur qui envahit la rue Soufflot. Mitterrand, président, Mitterrand, président ! Les cordons de policiers ont déjà du mal à contenir la foule. Le ciel se couvre. Les motards de l’escorte, voyant la rue Gay-Lussac noire de monde, s’engagent dans la rue Soufflot et passent en pétaradant devant l’orchestre. Furax, Barenboïm laisse tomber sa baguette, interrompant brusquement le final à son allegro assai vivace. Les Mitterrand, Mitterrand ! rendent l’incident inaudible. Il faut la persuasion de l’administrateur de l’orchestre pour le convaincre de reprendre sa baguette. Il recommence le quatrième mouvement à son début. Tout le minutage se détraque.
Pendant ce temps, François Mitterrand, la rose à la main, remonte à la tête d’un cortège de personnalités bras dessus, bras dessous. A cet instant, des centaines de photographes surgissent de partout, sautent les barrières métalliques, se ruent pour prendre des clichés du président. La foule a envahi les trottoirs, escaladé les lampadaires, feux rouges et appuis de fenêtres. Le cortège monte la rue Soufflot sur toute sa largeur, précédé de cette multitude de photographes. Je me vois encore ceinturer l’un deux et le pousser dans le caniveau. En se retournant, je reconnais ma victime, Marc Riboud.
18 h25, le président gravit l’escalier tandis que s’ouvre la porte principale. Il entre seul, traverse la nef en direction du monument à la gloire de la Convention nationale et de l’escalier d’honneur menant à la crypte. La mise en scène devient théâtrale. Un gardien du Panthéon, dans le rôle du souffleur, le guide sans pour autant apparaître dans le champ des caméras.
Dans la crypte, dans un silence seulement troublé par les lointains allegros et prestos de Beethoven, il se rend devant le tombeau de Jean Moulin, s’y recueille et dépose une rose. Une marque au sol détermine sa place afin qu’il ne masque pas l’inscription de la tombe à l’écran. Le recueillement est chronométré à 40 secondes. Puis, toujours guidé et suivi par la caméra, le Président se dirige vers la crypte de Jean Jaurès. Il se recueille devant la tombe de Jean Jaurès sur laquelle il dépose une rose. Puis il se rend dans la tombeau de Victor Schoelcher, retourne ensuite dans la nef et regagne la sortie.
Suite au contretemps de l’exécution de l’Ode à la joie, François Mitterrand doit attendre dix minutes, imperturbable, toujours une rose à la main, en haut des marches du péristyle, tandis que les chœurs reprennent ces vers devenus interminables,
« Soyez unis êtres par million !
Qu’un seul baiser enlace l’univers ! »Ce sont les premières gouttes de pluie. La position immobile du président, durant ces longues minutes, fait craindre à Gaston Deferre, pas encore ministre de l’Intérieur, un attentat. Il me donne l’ordre d’interrompre l’Ode à la joie. Ce que je ne fais pas. Paul Quilès revient à la charge, Roger Hanin également. Ne voulant pas que la musique soit interrompue une seconde fois, je dois les éviter durant de longues minutes d’angoisse. Enfin Placido Domingo et les chœurs entament la Marseillaise dans l’orchestration d’Hector Berlioz. La foule a envahi le parvis.
Rendant les honneurs, quelques gardes républicains à cheval, seules restes des ors et des fastes de la République déployés le matin même au palais de l’Elysée et à l’Etoile, se retrouvent immobilisés. Le président est toujours figé, cette fois trempé.
Encore neuf minutes. La Marseillaise achevée, il doit se frayer un chemin pour remercier les interprètes, Christiane Edda-Pierre, Hanna Schwarz, Siegfried Jerusalem, José Van Dam et Placido Domingo, les musiciens et leur chef. Dans une cohue indescriptible, il regagne sa voiture, non sans difficulté, toujours sa rose à la main.
Des chroniqueurs ironiseront sur le miracle de la multiplication des roses. Le président pénètre dans le monument une rose à la main, dépose une rose sur chacune des trois tombes, ressort une rose à la main. Ne pouvant entrer avec un bouquet, une rose lui est remise, hors caméra, avant d’entrer dans chaque caveau.
C’est L’homme à la rose que compose Barbara quelques jours plus tard et qu’elle chante six mois après sous le chapiteau de l’hippodrome de Pantin à la Villette. Le 10 mai, passant en voiture à proximité de la place de la Bastille, elle est subjuguée par l’enthousiasme du public. « Et l’homme, une rose à la main, étoile à son destin, continue son chemin. »
Plus tard dans la nuit, places de l’Odéon, de la Contrescarpe , Monge, Saint-Sulpice…, le Quarteto Cedron, les Haricots Rouges, Docteur Jazz, Zaca Percussions, jouent, installés sur des plates-formes de camion. Le public danse dans le quartier latin.
Il me faudra attendre les photos, le lendemain matin dans la presse, de la montée de la rue Soufflot, de la traversée de la nef et du déambulatoire du Panthéon, pour comprendre que Mitterrand n’avait pas manqué son rendez-vous avec l’histoire.