Artifice (Ch. 163)




Mardi 28 mai 2024, 23h59, Paris. Firefly est l’instrument récent d’une génération d’images à partir du langage. La phrase est « figurine de canard en verre rouge ». Mais beaucoup de langage, dont on ne connaîtra pas les termes, vient de deux images préalables : la photo d’une bouteille de verre rouge et la photo d’une statuette de bronze, la première pour indiquer un « style », la seconde pour indiquer une « structure ». De la boîte noire de l’intelligence artificielle, on ne voit que l’entrée et la sortie. Dans le registre immense des statistiques, il faut user de préférences longuement répétées, ruser pour échapper aux stéréotypes. Et ne pas perdre de vue qu’avant d’être des images et des mots, il s’agissait d’objets singuliers. La bouteille rouge a été rapportée d’un voyage d’initiation au design, à Stockholm en 1963, c’est une pièce signée par Erik Höglund pour la fabrique Boda. La statuette a été achetée il y a quelques jours dans la rue à Bruxelles, son vendeur était très savant sur l’origine, la technique, l’usage, chez les Dogons. Et puis encore, la figurine est moulée à la cire perdue et elle figure un animal.

S’apprêter (Ch. 158)


Jeudi 9 mai 2024, 16h30, Aix-les-Bains. L’objet est l’association d’un flacon et d’une préparation liquide. Le bleu de cobalt pour décorer la porcelaine n’est pas une solution. L’oxyde de cobalt, une poudre noire extrêmement fine, est en suspension dans l’eau et se décante rapidement. L’objet s’affiche, s’agite, s’apprête, pour s’employer.

Décevoir (Ch. 105)


Dimanche 16 janvier 2022, 11h, Aix-les-Bains. Il fut remarqué dans un hôtel de Lausanne, il y a quelques mois. Chez Duralex on connaît la compétition entre le Gigogne de 1946 et le Picardie de 1954. L’ordinaire, le populaire, l’historique irremplaçable, la modernité revendiquée ou nostalgique, ce jeu peut être aussi une position du luxe, du snob, du design Super Normal. On a connu des gobelets qui rebondissaient sur le carrelage, certains qui explosaient en petits fragments cubiques. Celui-ci a simplement glissé dans le lavabo — il faisait verre à dent — et il s’est cassé en révélant qu’il n’était peut-être pas en verre trempé. Un verre Universel, c’est son nom, avait le numéro 1. Il laisse la place au 1 bis.

Recueillir (Ch. 97)


Mercredi 24 février 2021, 18h, Aix-les-Bains. Rue de Genève, L’Art de la table, ce magasin d’orfèvrerie et porcelaine, de cadeaux, s’ouvrait aussi avant sur la place Carnot. Mais il est atteint, il se vide, comme son vendeur et propriétaire, solitaire à demi paralysé. Dans la poussière d’une annexe étriquée de la vitrine, ils sont deux identiques, ils ne se montrent pas tout de suite, mais sortent. La densité de leur pied impulse sa transparence vers les capacités d’un vide.

Se briser (Ch. 63)



Lundi 25 décembre 2017, 22h, 93bis. Ce matin vers 2h, six flûtes de cristal dessinées par Achille Castiglioni — qui ne sont plus produites à ce jour —, ont été lavées et essuyées. Elles avaient servi un champagne de réveillon. Vers midi, alors qu’on les rangeait, l’une d’elles est tombée de haut sur le carrelage. Une mission de plus d’une heure a permis d’en rassembler tous les morceaux, sauf de nombreux invisibles.

Le renom (Ch. 31)

fuga orrefors coupe
fuga orrefors ticket
Vendredi 5 décembre 2014, 22h, 93bis. Le feuilletage à la librairie du Centre Pompidou d’un livre Taschen consacré au design scandinave a remis un objet à l’esprit de celui qui l’avait acheté, le 17 août 1963, dans une boutique dédiée aux objets « design » du grand magasin Nordiska Kompaniet située au centre de Stockholm dans le parc Kungsträdgården, ici. Ce petit bol (90 mm x 50 mm) en verre rouge de la maison Orrefors, nommé Fuga — noms inscrits sur la base par un relief du verre — est de Sven Palmqvist (1906 — 1984), créateur de renom qui inventa, en 1954, une méthode consistant à centrifuger le verre en fusion à l’intérieur d’un moule. La série de coupes Fuga issue de ce procédé remporta une médaille d’or à la XIe triennale de Milan en 1957. Ce petit bol en verre rouge est resté à proximité de son acquéreur qui, à l’occasion de cette célébration, a retrouvé la facture de chez NK, où l’on peut voir que le prix en était de 5,75 couronnes, accompagné d’une autre coupe, bleue, plus basse, à 4,25 couronnes.

La nouvelle génération (Ch.10)


Dimanche 30 mai 2010, 22h, 93bis. Dans le chapitre 9, deux pots à crème anglais étaient entrés en scène pour affirmer l’ancienneté (et la permanence ?) du « Super Normal ». Dès le 1er chapitre (4 sept. 2008), un pot (mug) en verre, fabriqué en Chine, avait signifié, sans le dire trop fort, que la vie des objets avait basculé dans le XXIe siècle. On doit se rendre à l’évidence, le « pitcher » (c’est le mot qui nous manquait, qui attaque par surprise; c’est ce qui est inscrit sur l’étiquette Muji : Heatproof Glass Milk Pitcher, Made in China, 125 Ml) rejette dans le XXe siècle, et même avant, le très beau « creamer » de Johnson Bros, par son minimalisme, l’évidence de sa forme et de son matériau, la justesse de ses dimensions. Et aussi sa modernité « globale » et « durable » : fabriqué en grande série, il porte malgré tout des signes du « fait main »; en verre modeste, il se confond dans la cohorte des recyclables.

La maladie (Ch.4)

mug_muji_reducMug Muji, septembre 2008.

Diagnostic : « Lésion consistant en une solution de continuité complète ou incomplète avec ou sans déplacement des fragments. » Il y a traumatisme, fracture. Mais la cause peut être interne, alors c’est perçu comme plus grave, incurable. Jusqu’où ira la maladie ? Ce qui est fâcheux, c’est qu’on ne sait pas comment c’est venu.
La roue tourne, ainsi va la vie des mugs. Il n’y a pas si longtemps, elle triomphait modestement (voir « La jalousie »). Le problème, c’est qu’il a fallu que deux de sa famille viennent s’ajouter. Elle aurait pu rester la perle rare de la transparence minimaliste et du « Super Normal ». Et puis on ne l’a plus distinguée. On a fini par dire qu’elles venaient de Chine, qu’elles se ressemblaient toutes, qu’elles étaient fragiles. D’ailleurs, c’est laquelle qui est malade ?

mugmalade
Jeudi 21 mai 2009, vers 13h30.

La jalousie (Ch.1)

Le constat a eu lieu en ouvrant le lave-vaisselle : la tasse anglaise s’est brisée cette nuit. La coïncidence ne peut pas être sans signification : c’est hier qu’était arrivée une tasse neuve en verre, destinée à la remplacer dans l’usage du petit-déjeuner. Observée de près, comme cela n’avait pas été le cas il est vrai depuis des années de fréquentation quotidienne, la faïence a des fissures, de très fines lignes verticales. Les inscriptions « Dishwasher Safe » et « Microwave Safe » entourent la marque Spode. Pourtant elle était trop brulante après trois minutes au micro-ondes pour porter le lait sortant du frigo à une tiédeur relative. Cette (ou ce) mug (grosse tasse cylindrique, avec anse, utilisée sans soucoupe dit Wikipedia) était en passe de n’être plus la favorite (retour de vacances, septembre). La fréquentation obsessionnelle des magasins Muji a fait son œuvre. Certains objets ne méritaient pas un regard et puis en voilà un qui est élu : une mug qui contient sans en avoir l’air un demi-litre, comme l’autre. Une forme transparence et rationnelle. Retour du moderne sans complexe après une vingtaine d’années de post-moderne teinté de rousseauisme.


Vient de Londres, magasin Blue China ? Années 90. Le dessin est sous la glaçure, ce qui est une grande qualité. Scène gravée avec en haut une frise chinoise (nuage, grenade, lotus, chrysanthème, etc.) et en bas une scène champêtre et les fausses ruines d’un jardin anglo-chinois. Made in England, Italian, Spode Design, C. 1816. (À voir : « The central scene is thought to be ruins near Rome. » et, maintenant, « Made in Asia, designed in England. »)

Spode Blue Italian 0.5 Ltr mug
Usual Price: £11.91


Achetée chez Muji (magasin des Ternes) le mardi 2 septembre 2008. Muji, pas de marque apparente, pas de designer, dit-on. C’est bien sûr une fable qui cache tout le contraire. Enquête à suivre.

Muji Mug en verre 500 ml
6.00 €

Épilogue provisoire, en date du 21 mai 2009 (voir Vie des objets, chapitre 4): il n’y aura pas de happy end