La démocratie (Ch. 15)


Dimanche 27 février 2011, 16h30, 93bis. C’est, une fois encore, dans la succession des mugs que s’observent les lignes de fuite de la vie des objets. Après les tasses ouvertement traditionnelles, la mug en verre de forme contemporaine de Muji avait tenté de prendre le pouvoir. Mais elle s’est révélée fragile à son tour (voir : http://jlggb.net/blog/?p=3185). Depuis, un changement de format s’est imposé : « le lait n’est si bon que ça à la santé », 50 cl, c’est trop, et remplir sa mug à moitié, c’est triste. La tasse dessinée par Fukasawa pour sa marque de Tokyo, Plus Minus Zero, était une bonne candidate dans la catégorie 30 cl. Mais le camarade du « Super Normal », Jasper Morrison, a inscrit en 2008, dans sa ligne économique pour Alessi, un objet très proche; peut-être un peu moins radicalement minimaliste, un peu moins raffiné, mais nettement moins cher (6 euros contre 25 euros en Europe ou 14 euros au Japon). Plus démocratique ? Mais oui ! Et même politiquement correct. C’est ce que revendiquent le producteur Alberto Alessi, comme le designer. Citations :

« Voilà tout ce dont on a besoin pour préparer une belle table tous les jours. J’ai toujours admiré Jasper Morrison pour la cohérence et la modestie avec lesquelles il joue son rôle de designer. Par exemple, il garde à l’esprit cette vérité essentielle : dans les types traditionnels d’articles ménagers, l’évolution s’est presque toujours faite à travers de petites étapes, des changements infimes de forme ou de fonction. Au cours de l’histoire, ces changements ont été apportés par des générations de créateurs souvent anonymes, pour parvenir aux formes et aux fonctions standards que nous connaissons aujourd’hui. Toujours fidèle à cette conviction (récemment théorisée au cours de l’exposition « Super Normal », conçue conjointement avec son ami Naoto Fukasawa), Jasper est devenu l’un des créateurs les plus appréciés de la scène internationale. Avec les assiettes en porcelaine […] et les verres […] qui s’ajoutent aux couverts […] de 2005, Alessi propose pour la première fois dans son catalogue, une offre complète de service de table accessible en « entrée de gamme ». J’emploie volontiers cette dénomination d’entrée de gamme que j’entends comme un titre de mérite. Effectivement le prix de ces articles ménagers est vraiment limité, mais cela n’induit aucune concession sur la qualité du design. Ce projet est une nouvelle contribution de la marque A di Alessi à la démocratisation du design. Comme le dit Jasper « j’aime l’idée qu’un verre à vin accessible à tous soit légèrement plus formel que les autres. De cette manière, il donne à la table l’aspect cérémoniel d’un vrai repas où l’on ne se contente pas seulement de « manger ». J’ajoute que cette recherche de « normalité » anti-glamour confère paradoxalement à ses créations une aura de simplicité sophistiquée qui illustre bien les ambitions de la marque A di Alessi. »

Jasper Morrison, dans un entretien au Figaro en 2009 :

« Mon principe est : pas de gaspillage. J’utilise donc les bons matériaux pour chaque projet, sans exagérer, en éliminant les problèmes liés au recyclage chaque fois que cela est possible. […] Je ne suis pas convaincu qu’il soit possible ou réaliste de produire des objets totalement écologiques, mais la responsabilité du designer est de ne pas gaspiller nos ressources. Les produits doivent donc être durables, à la fois physiquement et visuellement. […] Concevoir des produits qui dureront longtemps et ne se démoderont pas est sans doute plus important. Car même un objet 100 % écologique (en admettant qu’il existe) nécessite d’être emballé et transporté. Alors, s’il doit être renouvelé parce que intrinsèquement, ou du point de vue de son style, il n’est pas ‘durable’, il posera un problème écologique. »


Sur Jasper Morrison, voir : http://jlggb.net/blog/?p=5517
Sur Super Normal, voir : http://jlggb.net/blog/?p=433


Mug Plus Minus Zero de Naoto Fukasawa, 2007. Voir : http://en.plusminuszero.jp/products/gallery/3

La candidature (Ch.6)

tasse-de-xianDimanche 13 décembre 2009, 9h. On en était là : les mugs Muji s’imposaient, malgré une défaillance (voir jlggbblog 1, « La maladie, 21 mai 2009). La remise en cause est venue d’une circonstance extérieure. Une soirée trop occupée, ou bien la fatigue : le lave-vaisselle n’a pas été lancé. Le matin, une candidate s’est présentée. Retour quelques semaines plus tôt, le 21 octobre 2009 avant midi, dans le bureau du directeur des études de l’Académie des Beaux-Arts de Xi’an. H.D. a passé plusieurs années à Paris. On est familier avec lui. Sa tasse à couvercle, où il tient toujours un thé chaud, a un air de parenté avec la défunte Spode. C’est que les chinoiseries sont retournées en Chine. Pas seulement pour la récente délocalisation de la fabrication de la Spode (voir jlggbblog 1, « La jalousie », 4 septembre 2008), mais il y a plus d’un siècle, par un métissage Orient-Occident des formes et des motifs. La tasse qui est là, de fabrication récente, à une forme cylindrique à grosses cannelures, une anse baroque et ergonomique, un motif « chinois » simplifié et géométrisé, mais elle évoque l’Angleterre, ou l’Autriche, ou la Turquie, aussi bien l’Impératrice Tseu-hi que la Reine Victoria. Elle incarne une idée de La Chine qui a prospéré ailleurs. Elle est en porcelaine épaisse mais amincie au bord, pas en faïence comme la mug Spode mais avec très exactement les mêmes dimensions. Robuste, un peu vulgaire, mais elle a du caractère et de l’élégance. En oubliant son chapeau, elle a fait une très bonne candidate mug, version retour à la tradition. Elle est partie pour Paris.

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Dans le bureau de H.D. à Xi’an, le 21 octobre 2009, un peu avant midi.

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Pour celles et ceux qui voudraient la même : la marque de la tasse à couvercle chinoise, 冠福股份, Guangfu.
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La fabrique est dans le Fujian : Fujian Guanfu Modern Co., Ltd.

La maladie (Ch.4)

mug_muji_reducMug Muji, septembre 2008.

Diagnostic : « Lésion consistant en une solution de continuité complète ou incomplète avec ou sans déplacement des fragments. » Il y a traumatisme, fracture. Mais la cause peut être interne, alors c’est perçu comme plus grave, incurable. Jusqu’où ira la maladie ? Ce qui est fâcheux, c’est qu’on ne sait pas comment c’est venu.
La roue tourne, ainsi va la vie des mugs. Il n’y a pas si longtemps, elle triomphait modestement (voir « La jalousie »). Le problème, c’est qu’il a fallu que deux de sa famille viennent s’ajouter. Elle aurait pu rester la perle rare de la transparence minimaliste et du « Super Normal ». Et puis on ne l’a plus distinguée. On a fini par dire qu’elles venaient de Chine, qu’elles se ressemblaient toutes, qu’elles étaient fragiles. D’ailleurs, c’est laquelle qui est malade ?

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Jeudi 21 mai 2009, vers 13h30.

La dépression (Ch.2)


Vendredi 13 février 2009. Cette fois, c’est la mug Cornish Blue qui est retrouvée brisée. L’usure du temps, certes. Mais, ce vendredi 13, il faut comprendre ce qui peut pousser à bout une mug.
Les faïences Cornish Blue ont été fabriquées depuis 1926 par TG Green & Company à Church Gresley, Derbyshire, Angleterre. Le nom Cornish Blue se réfère aux couleurs du sud de l’Angleterre, pas à la région de fabrication. Les bandes blanches s’obtiennent par découpe et décollement de la couche bleue, avant glaçure. Dans les années 60, la fabrication traditionnelle avait été modernisée par la designeuse Judith Onions. La tasse ici cassée fait partie de cette série. Mais la fabrique victorienne n’a cessé de décliner. Vendue par la famille Green en 1964, elle a fait faillite en 2007. Puis, le patron de la firme d’ustensiles de cuisine Chomette, Charles Rickards, associé au consultant en design et en marketing Haydn Perry Taylor, dont l’épouse Vik est une fervente collectionneuse de Cornishware, ont repris la ligne classique aux bandes bleu et blanc. Depuis octobre 2008, elle est de nouveau vendue, fabriquée désormais en Chine « to the same high standards as ever ». Cet aveu de la Chine est ici, mais pas .

On l’a vu au chapitre précédent (La jalousie), la mug de Spode, elle aussi un classique anglais, est maintenant fabriquée (très mal) en Chine.

En 2009, TG Green ouvre une poterie artisanale dans sa maison traditionnelle de Derbyshire pour créer, en édition limitée, de nouvelles pièces au nouveau design.
Mais c’est dans l’environnement social qu’il faut chercher les vraies raisons de la dépression. Porté par le bon goût des nouveaux moyens-riches, le regain des valeurs sûres d’une tradition confortée par un design et un commerce choisis (les années 80, Conran, Habitat) s’est dispersé : retour nostalgique aux racines paysannes et nationales (poterie de Cliousclat « savoyarde »), création branchée connotant la petite série semi-industrielle (chopes Assoiffé de Tsé-Tsé en porcelaine de Limoges un peu grise), modernisme exotique chic (gobelets à soba japonais) — et la mug en verre minimaliste « super-normale » de Muji n’est même pas dans le champ.

La jalousie (Ch.1)

Le constat a eu lieu en ouvrant le lave-vaisselle : la tasse anglaise s’est brisée cette nuit. La coïncidence ne peut pas être sans signification : c’est hier qu’était arrivée une tasse neuve en verre, destinée à la remplacer dans l’usage du petit-déjeuner. Observée de près, comme cela n’avait pas été le cas il est vrai depuis des années de fréquentation quotidienne, la faïence a des fissures, de très fines lignes verticales. Les inscriptions « Dishwasher Safe » et « Microwave Safe » entourent la marque Spode. Pourtant elle était trop brulante après trois minutes au micro-ondes pour porter le lait sortant du frigo à une tiédeur relative. Cette (ou ce) mug (grosse tasse cylindrique, avec anse, utilisée sans soucoupe dit Wikipedia) était en passe de n’être plus la favorite (retour de vacances, septembre). La fréquentation obsessionnelle des magasins Muji a fait son œuvre. Certains objets ne méritaient pas un regard et puis en voilà un qui est élu : une mug qui contient sans en avoir l’air un demi-litre, comme l’autre. Une forme transparence et rationnelle. Retour du moderne sans complexe après une vingtaine d’années de post-moderne teinté de rousseauisme.


Vient de Londres, magasin Blue China ? Années 90. Le dessin est sous la glaçure, ce qui est une grande qualité. Scène gravée avec en haut une frise chinoise (nuage, grenade, lotus, chrysanthème, etc.) et en bas une scène champêtre et les fausses ruines d’un jardin anglo-chinois. Made in England, Italian, Spode Design, C. 1816. (À voir : « The central scene is thought to be ruins near Rome. » et, maintenant, « Made in Asia, designed in England. »)

Spode Blue Italian 0.5 Ltr mug
Usual Price: £11.91


Achetée chez Muji (magasin des Ternes) le mardi 2 septembre 2008. Muji, pas de marque apparente, pas de designer, dit-on. C’est bien sûr une fable qui cache tout le contraire. Enquête à suivre.

Muji Mug en verre 500 ml
6.00 €

Épilogue provisoire, en date du 21 mai 2009 (voir Vie des objets, chapitre 4): il n’y aura pas de happy end