Produit grâce à une résidence à Institute for Visual Media, ZKM Karlsruhe, avril-septembre 1993 :
https://zkm.de/en/person/jean-louis-boissier
Flora petrinsularis, Installation, ZKM, Karlsruhe, 1993. © Jean-Louis Boissier
Jean-Louis Boissier, Flora petrinsularis, installation vidéo-interactive, 1993. Version pour ICC Gallery, Tokyo, 1995. © Jean-Louis Boissier
FICHE GÉNÉRIQUE
Flora petrinsularis, installation interactive, 1993
Création au ZKM, Karlsruhe, 1993.
Versions pour le Centre pour l’image contemporaine de Genève, 1994; Los Angeles Interactive Media Festival, 1994; Museum of Modern Art d’Helsinki, 1994; Credac, Ivry-sur-Seine, 1995; ICC Gallery, Tokyo, 1995; Biennale de Lyon, 1995, Kwangju Biennale, 1995; etc.
Réalisation : Jean-Louis Boissier.
Conception : Jean-Louis Boissier et Liliane Terrier.
Assistant : Jean-Marie Dallet.
Développement technique : Christian Laroche.
Production : Association Transports, Zentrum für Kunst und Medientechnologie (ZKM), Karlsruhe, laboratoire Esthétique de l’interactivité, Université Paris 8.
Artintact 1, CD-ROM, ZKM/Cantz, Karlsruhe/Ostfildern, 1994
ISBN3-89322-675-3
Publication de la version CD-Rom de Flora petrinsularis
http://www.hatjecantz.de/controller.php?cmd=detail&titzif=00010675
Une version abrégée figure dans le CD-Rom Essais interactifs, dans le livre La Relation comme forme, Mamco, Genève, 2004-2009
Flora petrinsularis, copies d’écran de la version CD-Rom. © Jean-Louis Boissier
Flora petrinsularis
Texte extrait de : Jean-Louis Boissier, Programmes interactifs, Centre d’art Credac, Ivry-sur-Seine, 1995. Repris dans La Relation comme forme, Mamco, Genève, 2009, pp. 178-214. Cette partie concernant Flora petrinsularis est publiée en allemand et en anglais dans l’ouvrage accompagné d’un CD-Rom Artintact no 1, ZKM / Cantz, 1994, et, en japonais, dans le catalogue Jean-Louis Boissier, La Logique sensitive, Inter Communication Center Gallery, Tokyo, 1995.
Avec la réalisation, au cours de l’année 1993, du programme numérique interactif Flora petrinsularis, d’après Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau, il m’importait de faire le point sur la validité d’un projet croisant véritablement une investigation théorique et une attitude d’auteur. Le travail sur Jean-Jacques Rousseau était déjà ancien. Il m’avait conduit à une réflexion sur la collection, sur la modélisation, sur les rapports du langage à l’image. Mais il y a d’abord eu cette intuition que l’œuvre de Rousseau, parce qu’elle traite de la relation au monde, se prêterait à une expérience de création explorant la poétique des relations interactives dans les nouveaux supports technologiques (25). En termes simples, l’actualité des techniques voit apparaître une autre manière de faire des livres. Or voici que, chez Rousseau, je repère aussi deux manières de faire des livres.
On s’intéressera sans doute aux espaces virtuels d’informations en réseaux, partagés, en constante réactualisation, disponibles aux associations synchrones les plus inédites. Mais on devra aussi s’inquiéter de ce qu’ils masquent leurs origines, de ce qu’ils imposent un temps réel qui est d’abord celui des autres, au détriment du temps de la réflexion dans un contexte maîtrisé. Avec un programme interactif longuement préparé pour être livré dans sa machine, ou, qui plus est, pressé dans le métal d’un CD-Rom (mémoire à lire seulement), il ne reste des virtualités du cyberespace que l’actualisation propre à un lecteur indépendant. Cette actualisation privée est précisément pour moi l’essentiel du projet de participer à l’invention d’une autre manière de faire des livres. Les nouveaux livres seront fort différents des anciens livres, mais ils se maintiendront peut-être, en fin de compte, du côté des livres. Il reste que ce sont les différences qu’il faut travailler.
Dans l’alcôve d’une chambre, où la table a remplacé le lit – cela aussi est emprunté à Rousseau –, Flora petrinsularis est d’abord ce simple principe d’installation : mettre en regard de l’écran un livre réel, ordinaire, dont on tourne librement les pages. J’ai cherché longuement une forme de livre dont les pages se feuilletteraient souplement, rapidement, sans se détériorer, et qui s’ouvrirait bien à plat. Le classeur à pochettes de matière plastique transparente (fabriqué au Japon) s’est imposé naturellement, comme standard du cahier « technologique » moderne. C’est au fond l’une des formes du menu. Il est fait de deux cahiers de trente-deux pages, soit seize doubles pages. Ce nombre, qui peut être obtenu par le pliage des feuilles, est aussi, ce n’est pas un hasard, un nombre caractéristique des mémoires informatiques. Le livre est « regardé » par l’ordinateur, par l’intermédiaire d’une caméra, comme il est regardé, simultanément, par le visiteur. Le cahier, ainsi placé entre la machine et le lecteur, est l’espace commun à l’un et à l’autre, l’instrument d’accès à l’autre « livre » qui en est le double et l’expansion dans la mémoire informatique. À l’ouverture des pages d’estampes, ou en conclusion des pages d’herbier, coïncident, à la même taille, ce qui est sur le moniteur et ce qui est sur le papier, révélant ainsi un fondement numérique unique. La présence d’un livre classique fait figure de manifeste, ou, plus modestement, de modalité transitoire, d’accès culturellement acquis. Le texte typographié des citations et l’herbier, avec ses plantes séchées réelles (ou avec leur reproduction au scanner, mais dont on note que l’objet y est la matrice directe de l’image), sont là pour redire le caractère singulier d’un réel tangible. Et « tourner la page » conserve tout son sens.
En s’inscrivant dans un dispositif de reconnaissance automatique, le livre réel a révélé un caractère du livre ordinairement négligé : il existe un entre-pages, une circonstance intermédiaire où la page n’est ni fermée ni ouverte. Cet état qui, pour l’ordinateur, est une erreur, a identifié un troisième terme émergeant de la dialectique centrale de Flora petrinsularis : entre la relation directe, réussie, mais restreinte au monde des plantes mises à plat, et la reconstruction imaginaire de scènes-souvenirs, toujours interrompues, en suspens, bouclées sur elles-mêmes, entre les deux types de fétiches « mémoratifs », entre les deux manières de faire un livre, empruntées à Rousseau, il y a sa propension à l’oisiveté solitaire et au vide de l’imagination, à la « rêverie sans objet », à ce retour à l’état – au bruit – prénatal, à la dérive en barque sur le lac. La phrase, si souvent citée, l’expose dans sa musique même :
« Le flux et reflux de cette eau, son bruit continu mais renflé par intervalles frappant sans relâche mon oreille et mes yeux suppléoient aux mouvemens internes que la rêverie éteignoit en moi et suffisoient pour me faire sentir avec plaisir mon existence, sans prendre la peine de penser (26). »
Je me suis plu à remarquer que le fondement de l’« interactivité » primitive du livre résidait dans ce dispositif technologique, dans ce « logiciel », dont la fréquentation banalisée nous fait oublier la géniale efficacité : la reliure. C’est, depuis le codex de l’antiquité ou du Moyen Âge, parce que les pages sont tenues ensemble dans un ordre déterminé, que l’on peut les lire individuellement, les retrouver, les choisir, passer de l’une à l’autre. Le défilement cinématographique est ordonné par la règle logique qui astreint le projecteur à une cadence qui est celle de la prise de vues. Un tel standard de la production- réception est fondateur des conditions d’une écriture : l’invention du cinéma est celle de la salle de projection, ou du continuum caméra-projecteur 27. Il y a maintenant le continuum numérique qui fonde l’interactivité. Les exceptions du ralenti ou de l’accéléré au cinéma, de certains effets de raccord faisant animation, vont dans le sens de ce que l’ordinateur fait avec le vidéodisque ou les hypermédias : classer, organiser, distribuer les trames. Par leur passage dans la mémoire vive (Random Access Memory), l’aléatoire de l’apparition des images est effectif, et leur montage ouvert – si jamais il doit rester ouvert. L’arrêt sur image, par exemple, est un écran entretenu, ou éventuellement « rafraîchi », mais qui n’implique pas la dépense du déroulement d’un support. Dans Flora petrinsularis, aux 32 doubles pages du cahier correspond un volume de plus de 10 000 pages-écrans. Elles ne sont pas l’équivalent strict des photogrammes vidéo-cinématographiques, ni celui des pages d’un flipbook : chaque « page » a potentiellement une autonomie réelle et s’insère à la fois dans une construction préalable faisant animation ou transition et dans l’assemblage spécifique à une lecture.
Flora petrinsularis, ICC Gallery, Tokyo, 1995. © Jean-Louis Boissier
Dans la version pour CD-Rom, le regard du lecteur est monopolisé par sa délégation dans la flèche qui pointe. L’image change lorsqu’elle est quittée. Le lecteur se voit frustré de l’effet de raccord direct. Alors que d’autres facteurs sont là pour le séduire, l’attirer et le faire pénétrer dans l’image, je voudrais ainsi le tenir à distance et l’inciter à revenir sans cesse sur ces mêmes transitions, et, s’il ne les voit pas directement, à les reconstruire, dans sa propre mémoire. Dans la version en forme d’installation, la souris est remplacée par une bille, enfilée sur une tige, dont le mouvement efficace n’est plus la rotation mais seulement le jeu de va-et-vient. Ce que l’on perd de la relation triangulaire entre la main, le curseur et l’œil, on le gagne en évidence du geste, en présence tactile, en preuve de l’efficacité du mouvement binaire. La pulsation perpétuelle, le flux et le reflux rousseauistes, coïncident avec le non ou le oui, le zéro ou le un de ce boulier minimal.
Flora petrinsularis n’est pas la tentative de refaire, après Rousseau, la Flora petrinsularis qui fut son projet, au demeurant utopique. Travaillant d’après Rousseau, il s’agit moins de rajouter une couche d’images, une couche interprétative à l’œuvre, même si l’ambition d’en fournir une illustration moderne serait légitime et suffisante. J’essaie de parler de Rousseau en retrouvant, dans les formes interactives elles-mêmes, les situations, les perceptions, les sensations, les contradictions, repérées chez lui, mais aussi reconnues chez lui pour ce qu’elles trouvent de résonance véridique ou ironique pour nous. L’interactivité offre précisément ce double registre de la représentation et de la simulation qui fait que l’ambiguïté se prolonge, que l’on verse alternativement du côté de la répétition fictive et distante des littérale à des signes, à des images et à des gestes, aptes à faire partie, provisoirement au moins, du réel de chaque lecteur.
L’herbier de Rousseau, amorcé dans la crise de l’île Saint-Pierre, aura été pour lui l’embrayeur d’un nouveau régime d’écriture. À cinquante ans, Rousseau a été contraint à l’exil. Réfugié à Môtiers, dans la montagne de la principauté prussienne de Neuchâtel, il doit, en 1765, fuir à nouveau jusque dans l’île Saint-Pierre, sur le lac de Bienne. Persécuté et en proie à un délire de persécution, il voit dans l’écriture la source de son malheur. Dans l’île, il se plaît à ne plus écrire :
« Un de mes plus grands délices étoit surtout de laisser toujours mes livres bien encaissés et de n’avoir point d’écritoire. […] Au lieu de ces tristes paperasses et de toute cette bouquinerie j’emplissois ma chambre de fleurs et de foin ; car j’étois alors dans ma prémiére ferveur de Botanique […]. »
Pour occuper ses jours, il forme le projet de « faire la Flora petrinsularis et de décrire toutes les plantes de l’Isle sans en omettre une seule avec un détail suffisant pour [s’]occuper le reste de [ses] jours (28) ».
« Décrire », c’est ici cueillir, identifier, collectionner : faire une autre sorte de livre. Voici donc l’herbier qui nous inspire :
« Toutes mes courses de botanique, les diverses impressions du local des objets qui m’ont frappé, les idées qu’il m’a fait naitre, les incidens qui s’y sont mêlés, tout cela m’a laissé des impressions qui se renouvellent par l’aspect des plantes herborisées dans ces mêmes lieux. Je ne reverrai plus ces beaux paysages, ces forets, ces lacs, ces bosquets, ces rochers, ces montagnes dont l’aspect a toujours tou- ché mon cœur : mais maintenant que je ne peux plus courir ces heureuses contrées je n’ai qu’à ouvrir mon herbier et bientot il m’y transporte. Les fragmens des plantes que j’y ai cueillies suffisent pour me rappeller tout ce magnifique spectacle. Cet herbier est pour moi un journal d’herborisations qui me les fait recommencer avec un nouveau charme et produit l’effet d’une optique qui les peindroit derechef à mes yeux (29). »
Mais, dans le même temps, malgré l’éloignement et l’isolement, les accusations s’amplifient. Rousseau décide qu’il écrira sa vie, pour se justifier, pour repousser le sentiment de culpabilité qui jamais ne le quitte. Alors, à côté des fleurs, d’autres objets-images, d’autres « signes mémoratifs», remontent à sa mémoire, ceux des « courts moments de délire et de passion », « des points bien clairsemés dans la ligne de la vie (30) » d’un bonheur douloureux et discontinu. Survient donc une nouvelle et impérieuse nécessité d’écriture. L’effet de la saisie se prolonge et se renverse, il annonce aussi une contradiction que nous reconnaissons dans le passage du photographique à l’interactif : un premier temps de saisie et de mise en mémoire objectives appelle une nouvelle saisie dans le temps réel de l’exécution interprétative :
« C’est ici de mon portrait qu’il s’agit et non pas d’un livre. Je vais travailler pour ainsi dire dans la chambre obscure ; il n’y faut point d’autre art que de suivre exactement les traits que je vois marqués. […] En me livrant à la fois au souvenir de l’impression receue et au sentiment présent je peindrai doublement l’état de mon ame, savoir au moment où l’evenement m’est arrivé et au moment où je l’ai décrit (31) […]. »
Voilà pourquoi il y a deux parties dans mon « livre » : « Les estampes », « L’herbier ». Voilà pourquoi je suis parti, à côté de mes courses d’herborisation dans le Jura suisse, dans une exploration du texte des Confessions, à la recherche des brèves scènes d’amour et de transport. Flora petrinsularis hypermédia aura été une tentative inspirée par cette même tentation, faire un livre qui donne à voir, à éprouver, mais qui se dispense, sinon d’écriture, de la langue des mots.
Les « estampes », il faut les voir et les choisir attentivement dans le texte. Il faut assumer le principe d’illustration, lire autour des citations, chez Rousseau d’abord, et quelquefois loin au-delà, se faire une image intime du personnage : « La figure imaginée est tout entière conforme au désir qui l’a suscitée (32). » Il faut saisir les ressorts, les leviers multiples de la situation. Ils entreront dans la mécanique interactive comme l’ont fait, naïvement, mais poétiquement, les livres à mécanismes, les images à tirettes, ancêtres de nos tableaux interactifs, puisque images animées, à animer, incluses dans un volume. Le texte des Confessions, et les nombreuses lectures et illustrations qui en ont été données le confirment : il y a des points culminants, de basculement, de catastrophe ; il y a des instants où l’émotion, le sentiment, le pathétique, le comique, suspendent paradoxalement le cours de la vie et du récit. Ces scènes sont manifestes au point d’avoir été nommées déjà ; depuis toujours peut-être : « Le peigne cassé », « Le dîner de Turin (33) », « Le ruban volé », « L’idylle de Thônes », etc. Il n’y a de scène, comme pour les tableaux de genre du XVIIIe siècle analysés par Diderot, et par Rousseau lui-même dans ses « Sujets d’estampes » de La Nouvelle Héloïse, que par le mouvement d’un passé et d’un devenir, mais dans une trajectoire cadrée, réduite à un moment. À vrai dire, tout se passe comme si – mais l’analyse l’explique, y compris l’auto-analyse à laquelle se livre l’auteur – Rousseau n’avait de cesse, dans sa propre existence, de mettre des limites et de donner une fin à ses moments pour qu’ils se constituent en image-temps. Il n’aurait ainsi vécu de rencontre amoureuse que passive et interrompue. Ou encore, il ne déclencherait de scène, même heureuse, et ne la laisserait se développer, que dans la mesure, dans le format, de ce qui peut entrer pour lui en mémoire, à rappeler, seul, plus tard.
Vient alors le plaisir de la distribution : trouver autour de moi, ou par des relais amis, les personnes vivantes qui vont entrer en interaction avec ces images-rôles qui se sont construites dans les lectures, dans les tableaux retrouvés, dans les lieux visités ; puis repenser totalement ces personnages au vu des personnes vraies. Pour confectionner chaque estampe, il faut composer avec la hiérarchie des éléments qui va du plus proche, mais intouchable – le modèle, charnel, un inconnu non moins mystérieux, singulier et naturel que les fleurs –, au plus artificiel et théâtral – tout un détail d’accessoires, de costumes, de bijoux, de rubans, et encore les jeux de lumières, les fonds porteurs d’ombres. Tout cela sous le « regard » de l’ordinateur. L’image vidéo s’est affichée d’emblée sur l’écran où elle se trouve encore aujourd’hui, transformée. Mais c’est bien la même, après un traitement algorithmique qui devait lui donner à la fois un maximum de netteté, de contraste des détails, de vigueur des couleurs, la présence visuelle la plus grande, et des tonalités, une texture de chromo. Chaque image, avec le même nombre limité de pixels (372 x 278 = 103 416), dans une gamme de couleurs – chargée de rendre compte aussi des valeurs lumineuses – extrêmement restreinte (256), aura l’évidence tangible d’une estampe. Je me plais à reconnaître, dans quelques pauvres pixels, une joue frangée de rouge qui vient de Boucher, le brun d’un tablier de Chardin, le nacré d’une boucle d’oreille de Liotard, la lueur d’un regard d’un tableau de Longhi. Le studio était volontairement étroit, conçu comme un périphérique de l’ordinateur. Avec plus de moyens techniques, la caméra aurait été pilotée par l’informatique, de façon à régler les points de vue et les gestes dans la logique même qui devait en ordonner la lecture interactive. C’est en tout cas ce principe qui a gouverné nos gestes, et, littéralement, la manipulation de nos modèles. La construction de chaque séquence animée, bouclée sur elle-même, a été l’occasion d’une autre manipulation, préparant elle aussi l’interaction du lecteur. Un échantillonnage, un montage minutieux et économe des photogrammes, contribuent à la mise en suspens de la scène, à sa mise à distance fictionnelle, à l’évocation de sa mutabilité potentielle.
La culpabilité de Rousseau doit se diffuser insidieusement. Mais le manipulateur et lecteur doit, dans le même mouvement, être exonéré de toute faute : ce ne sont que des images, de simples images, et, de toute manière, c’est la machine qui a fait des avances. Je reprends ici la situation que Rousseau nous donne si souvent dans Les Confessions, de son enfance, de sa jeunesse : il se voit innocenté d’un plaisir coupable, de la part honteuse du désir, à la fois par la transparence qu’il prétend leur appliquer et par la passivité, la solitude dans lesquelles il est resté, laissant à ses partenaires le rôle du premier pas (34).
« Feuilles sous les doigts, feuilles sous les yeux, parmi des livres, pages qui s’offrent. Quant à lui, n’est-ce pas son office de lecteur, sa fonction de parcourir les pages et de s’arrêter à l’une ou l’autre à sa convenance ? » L’herbier d’Henri Michaux enserre une fleur qui est une fille, « fleurs à jamais. Définitivement à l’abri ». Rousseau trouva peut-être lui aussi, grâce au « problème de l’herbier », une solution pour affronter « la densité des choses qui va accompagnant toute vue et toute vie, saveur élémentaire coexistant avec le “réel” (35) ».
Rousseau écrivain malgré lui, mais botaniste d’élection, en est le symptôme : « l’espace commun aux mots et aux choses constituait pour les plantes une grille accueillante […] parce qu’on ne pouvait savoir et dire que dans un espace taxinomique de visibilité 36 ». Si la plante est, comme l’annonce le triomphe de la taxinomie et de la lexicologie au XVIIIe siècle, totalement visible, descriptible, et donc résumée par son nom (ou par un diagramme de signes graphiques comme le tenta Rousseau lui-même), l’herbier est le cas idéal d’un livre qui s’affranchirait de la langue ordinaire. De tels catalogues d’échantillons ont certes des étiquettes, mais fonctionnent d’abord sur le registre de l’exemplification (37). Les périodes de passion de Rousseau pour la botanique sont connues. Le point culminant de l’île Saint-Pierre – exil dans l’exil – se prépare dans les mois qui précèdent, à Môtiers et dans ses environs. Il se trouve suffisamment d’experts, passionnés et collectionneurs maniaques de détails historiques, dresseurs de monuments – au sens, aussi, de Rousseau : d’archives –, pour nous indiquer précisément les lieux et les dates des excursions de botanistes dont Rousseau fut. Le texte rousseauiste répond lui aussi à notre question : où se porter et quelle plante couper pour être dans ses pas. L’écart entre cette référence passée, objective mais bien sûr inaccessible, et mon propre mouvement, a été une expérience hautement instructive. Cet écart n’est en rien un échec car le projet était celui d’une performance exclusive, enregistrée en images et en sons, et d’abord par ces objets uniques que sont les sujets-plantes, arrachés à leur vie et à leur contexte, à livrer tels quels, dans leur présence absolue, à mon programme et à ses lecteurs. Cet acte d’une pure saisie, s’il en est, je le tiens pour fil rouge, de nouveau, de l’hypothèse d’une continuité offerte par la technologie : pousser au plus loin, sans véritables solutions de continuité, une perpétuelle saisie, et ressaisie, qui irait sans s’épuiser complètement, d’un réel lointain jusqu’au lecteur-acteur de ma proposition. Le sentiment du moi s’accorde à la pure sensation. Il surgit «dans la saisie, par l’esprit, de l’événement sensitif le plus simple (38) ». Au-delà de la collecte mnémonique, l’herborisation est la « communication restreinte (39) » à laquelle aspire Rousseau. C’est, dans l’intensité de la présence préservant la solitude, l’effet de miroir, le retour narcissique constamment recherché comme accès à la conscience de soi, et, nouveau paradoxe, le retour du regard à l’image intérieure, l’afflux des images accumulées ou fabriquées, aux moments dont seule l’écriture permettra de jouir et de se disculper à la fois. Ainsi l’épisode de la Flora petrinsularis, projet d’une activité répétitive du pur présent, pour attendre la mort, ne mettra que très provisoirement fin à l’écriture, mais sera pourtant la césure décisive dans l’œuvre : le sujet Rousseau se suffira désormais à lui-même. Rousseau assumera une écriture solitaire dont le projet d’autojustification se retournera toujours plus vers lui-même, jusqu’à se passer, sinon d’énonciation, d’interlocuteur potentiel. Chaque scène d’«estampe» est annoncée par un objet fétiche. Ce ruban, ce lacet, cette clé, ces cerises, sont les signaux d’un détachement possible du texte, du dévoilement, à partir de la matérialité typographique du texte et de son papier support d’une ombre, d’images indicielles, ayant vocation à faire sentir sans penser, à montrer plutôt qu’à dire. L’herborisation est forcément matinale 40, Rousseau se nourrit de l’aube, et de ses ombres portées. Il préfère le dessin à la couleur, comme la mélodie à l’harmonie : « Que celle qui traçait avec tant de plaisir l’ombre de son amant lui disait de choses (41) ! »
Il en est ainsi chez Rousseau : de même que le voyeurisme n’est qu’une manière de fabriquer et de mettre en mémoire les images, je me suis amusé à nommer hypothèse de l’hypoténuse la propension initiatique qu’a tout photographe à enregistrer l’image du sol qui est devant lui. Cela procède de la vérification de l’appartenance de soi au monde que l’on construit par la saisie, de l’inclusion du dispositif de prise de vues à la vue elle-même, de la solidité de l’image résultante. Pour ma propre méthode, j’ai appelé veduta l’image, « la vue d’optique », qui porte en son centre la plante élue, à cueillir. La veduta désigne, dans la peinture de paysage des XVIIe et XVIIIe siècles, le point où tombe la vue. L’optique a d’abord nommé ainsi ce que le regard saisit et, dès le XVe siècle, la perspective qui le restitue avec exactitude (46). Les vedute qui surgissent du feuilletage de l’herbier sont donc des images fixes, à la fois très pleines et très lisibles, à distance moyenne, en légère plongée : elles préparent une vue dans le même axe, mais très rapprochée, centrée sur la fleur qui va être coupée. Rousseau, que l’on sait myope, décrit comment il se couche par terre pour regarder les plantes vivantes sur pied. J’ai calculé la distance de prise de vues (14,5 cm) de telle sorte qu’avec l’objectif de grand-angle utilisé, et la dimension adoptée pour son affichage à l’écran, la plante soit à l’échelle un, telle qu’elle figure dans l’herbier. Le très grand angle est destiné à traduire la plus grande proximité, et, paradoxalement, à affirmer la planéité de ce qui est déjà plat (les feuilles de papier, la fleur posée), car les fuyantes y sont alors plus sensibles. Cette même distance et cette même perspective ont donc été adoptées pour les vues de personnages. Proximité, évidence, là encore. Mais il ne saurait être ici de veduta. La scène revient par fragments, même si ces fragments, parce qu’ils sont issus du même point focal, construisent mentalement une vision plus large. À l’encontre de l’approche des plantes, strictement aboutie dans la constitution de souvenirs visuels, les estampes, dans l’imaginaire, hésitent entre plusieurs vues.
Flora petrinsularis met en application ce qu’explorait Globus oculi. On se dispense ordinairement de souligner à quel point les conditions du fonctionnement haptique de l’image sont satisfaites par le photographique. Dans l’enregistrement automatisé des apparences, avec sa volumétrie rigoureuse, avec son rendu subtil des matières et des textures, des mouvements et des vibrations, la vraisemblance optique déborde inévitablement vers le sentiment tactile. Inscrites dans l’espace interactif, les images vidéographiques semblent devoir avouer leur vocation à être, sinon touchées littéralement, du moins pointées, caressées d’un geste. Ce geste est certes tenu à distance, derrière le miroir, c’est le lot de toute image. Ici notre corps se projette mentalement, mais il se délègue aussi tout à fait matériellement dans l’image, par un détour à l’intérieur même de la machine. Cette flèche que tient ma main, et que mon œil comprend comme sa projection active, est strictement dans l’image, au même niveau qu’elle, confondue avec elle, parmi ces pixels dont on vient de dire qu’ils étaient assignés à afficher la présence la plus incisive. Une telle incursion manuelle dans l’intimité de l’image est d’autant moins innocente qu’elle rencontre les fonctions sensibles que cette image a reçues et, pourrait-on dire, préservées dans son transfert, tant il semble naturel qu’elle restitue, en même temps que les figures, certaines capacités à « sentir » et à « réagir ». On ne capte pas innocemment une peau transparente et palpitante. La cartographie sensitive de l’image interactive contribue à ce qu’on se plaise à y confondre carte et territoire.
Il n’est de livre, comme il n’est de mise en écran, que par une mise à plat. Cette planéité est celle de la feuille blanche ; elle est celle de l’écrasement des fleurs dans l’herbier ; elle est le fait d’une projection optique. Ensuite pourrait venir une tentation de l’illusion du relief. « C’est toujours ainsi chez Rousseau : la profondeur est à la surface, pas de brouillard dans ses paysages (47). » Comme dans le monde sans profondeur des figures de cartes d’Alice au pays des merveilles : « C’est à force de glisser qu’on passera de l’autre côté, puisque l’autre côté n’est que le sens inverse (48). » Je ne retiens de la stéréoscopie que l’opération de stéréo comparaison. En dédoublant l’image, en plaçant côte à côte deux images identiques, mais décalées dans le temps, en canon, peut-être trouvera-t-on une profondeur de temps qui satisfera le cahier des charges de Rousseau à ses illustrateurs :
« De même dans les figures en mouvement, il faut voir ce qui précede et ce qui suit, et donner au tems de l’action une certaine latitude ; sans quoi l’on ne saisira jamais bien l’unité du moment qu’il faut exprimer (49). »
C’est dans ce même mouvement de répétition et de différence que nous installons la stratégie du feuilletage qui, tout en obligeant le lecteur à toucher chaque image vibrante dans un geste de va-et-vient, va permettre de ne jamais la voir disparaître sans qu’elle ait pu être comparée, vue en compagnie de la vue qui la remplace, et, simultanément, se réduire, tendre à la plus grande économie d’images.
Ici, le lecteur est le déclencheur de l’énonciation. Il est à la fois l’interlocuteur et l’énonciateur. Alors que c’est lui qui désigne, les signes, les images s’adressent simultanément à lui, à sa subjectivité. Rousseau, regardant secrètement Mme Basile occupée à broder devant la fenêtre, sera surpris par elle, trahi par son image dans un miroir. Il interprète comme un signe d’appel un geste de la jeune femme. Il se précipite à ses pieds. Ce dialogue muet, innocent – parce qu’il n’est que celui de deux images (50) –, nous indique une modalité concrète du spectacle interactif. Le cinéma s’est fait une raison de n’attendre aucune réponse de la part de ses spectateurs. Alors qu’il est de règle pour une télévision qui se doit de passer toujours pour strictement contemporaine de son public, le regard-caméra, fréquent dans les premiers temps du cinéma, est devenu une figure filmique « symbole de la rencontre entre la réalité et le spectateur, rencontre toujours désirée, toujours manquée, parfois frôlée (51) ». Pour Flora petrinsularis, l’image – la caméra – a toujours le point de vue de Rousseau. Il était inconcevable de le faire figurer autrement. Le lecteur se voit contraint à partager avec Rousseau la place qui lui est a priori dévolue. Il devrait en éprouver, qu’il en ait conscience ou non, tant le plaisir que la gêne. Il semble possible de travailler ici sur les deux plans de l’évocation de la rencontre et de la sollicitation effective du spectateur à être parmi les acteurs. Dans un programme interactif, aussi minimal soit-il, reviennent à l’écran des acteurs ordinairement réservés aux relations langagières personnalisées, les shifters dont Barthes nous dit – on croit y reconnaître la fête rousseauiste, rare circonstance d’une communication véritable – que, généralisés, ils fonderaient la « fluidité amoureuse d’une collectivité (52) ».
Notes
25. Une version du projet a été donnée dans « Le logiciel comme rêverie », publié à l’occasion des journées Cinéma et littérature. Le Temps des machines, Valence, 1990. Voir plus haut, pp. 46-53.
26. Jean-Jacques Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, Cinquième promenade, Œuvres complètes, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, Paris, t. I, p. 1045.
27. Serge Daney a noté que l’une des conditions du cinéma est l’immobilité du public devant les images animées, « Du défilement au défilé », La Recherche photographique, no 7, Paris, 1969, pp. 49-55.
28. Jean-Jacques Rousseau, Les Rêveries, Cinquième promenade, Œuvres complètes, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, Paris, t. I, p. 1042.
29. Ibid., Les Rêveries, Septième promenade, t. I, p. 1073.
30. Ibid., Les Rêveries, Cinquième promenade, t. I, p. 1046.
31. Ibid., Ébauches des Confessions, t. I, p. 1154.
32. Jean Starobinski, L’Œil vivant, Gallimard, Paris, 1961, p. 134.
34. Jean Starobinski, L’Œil vivant, Gallimard, Paris, 1961, p. 107.
35. Henri Michaux « Le Problème de l’herbier », La Nouvelle Revue française, Paris. Ce texte, trouvé sur la table de Michaux à sa mort, m’a été signalé par Raymond Bellour.
36. Michel Foucault, Les Mots et les Choses, Gallimard, Paris, 1966, p. 179.
37. Nelson Goodman, Manières de faire des mondes, Jacqueline Chambon, Nîmes, 1992, p. 87.
38. Georges Poulet, Études sur le temps humain (1952), Presses Pocket, vol. 1, Paris, 1989, p. 214.
39. Tzvetan Todorov, Frêle bonheur, Hachette, Paris, 1985, p. 48.
40. Voir Jean Starobinski, «Jean-Jacques Rousseau : la forme du jour », Cahiers pour un temps, Centre Pompidou, Paris, 1985, pp. 199-269.
41. Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l’origine des langues, Presses Pocket, Paris, 1990, p. 26. La note de Jean Louis Schefer rappelle cette origine mythologique du dessin énoncée par Pline l’Ancien, p. 30.
46. Jean-François Méjanès, « Du classicisme au siècle des Lumières », Le Paysage en Europe, du XVIe au XVIIIe siècle, Musée du Louvre, Paris, 1990, p. 101.
47. J.-B. Pontalis, Entre le rêve et la douleur, Gallimard, Paris, 1977, p. 153.
48. Gilles Deleuze, Logique du sens, Minuit, Paris, 1969, p. 19.
49. Jean-Jacques Rousseau, La Nouvelle Héloïse, Appendice II, « Sujets d’estampes », Œuvres complètes, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, Paris, t. II, p. 761.
50. Jean Starobinski, L’Œil vivant, Gallimard, Paris, p. 111.
51. Christian Metz, L’Énonciation impersonnelle ou le Site du film, Klincksieck, Paris, 1991, p. 22.
52. « Le shifter comme utopie », Roland Barthes par Roland Barthes, Seuil, Paris, 1975, p. 169.
Prises de vues dans le Val de Travers, Suisse, juillet 1993. © Jean-Louis Boissier
Prises de vues en studio, Paris, septembre 1993. © Jean-Louis Boissier