la notion Mingei de motif selon Soetsu Yanagi

La question du motif, telle qu’elle s’exprime dans ce texte de Soetsu Yanagi, peut être prise en considération pour l’expérimentation (digital) Soba Choko mais peut-être avant tout pour mesurer les orientations du mouvement Mingei.

SOETSU YANAGI, EXTRAITS D’UN TEXTE SUR « LE MOTIF », 1952

Soetsu Yanagi, Artisan et inconnu, L’Asiathèque, 1992, Paris, pp. 30-37

Il y a beaucoup de façons de voir, mais la plus vraie et la meilleure, c’est l’intuition, car elle appréhende globalement tandis que l’intelligence ne saisit qu’une partie. Le motif naît quand on reproduit l’essence intuitivement.

Le motif n’est pas une description réaliste, c’est une « vision » de ce que réfléchit l’intuition. C’est le produit de l’imagination au sens où Blake utilisait ce mot.

Le genre de motif dont je parle n’est pas décoratif de façon simpliste, il vient du vide zen, du mu (« vide »), du « c’est ainsi ». Plus le motif est signifiant, plus il a de vitalité. Dans sa tranquillité il doit y avoir du mouvement, il vit dans ce « no man’s land » où éloquence et silence font un. Sans l’un et l’autre ensemble, il meurt. Tout motif, s’il est bon, possède un élément de grotesque puisque c’est un renforcement de la beauté, une exagération pourrait-on dire sans mentir.

Un pays sans motif est un pays laid, un pays qui n’a nul souci de la beauté, le beau est la transformation du monde en motif.

Dans l’ensemble les motifs tendent vers la symétrie. La symétrie est un principe naturel et inévitable pour le motif puisqu’elle a ses origines lointaines et profondes dans la nature elle-même. Dans la nature on peut observer une symétrie fondamentale, par exemple dans la branche, la feuille et la fleur. Elle représente l’ordre. L’ordre sous-entend des nombres, des lois. Les lois sont un point d’appui. Quand une chose mûrit et se transforme en motif, un certain ordre s’est réalisé. Les nombres sont exprimés dans la symétrie. Faire symétrique et simplifier ont la même signification. Sans la symétrie on ne peut atteindre la simplification. On ne peut faire de bons motifs sans observer les lois.

On distingue souvent les tableaux des motifs. Les tableaux étant considérés comme une description de la nature et les motifs comme des compositions humaines. Cependant les deux genres ne se sont séparés qu’assez tardivement. Jadis il n’y avait pas de « peinture réaliste », son apparition marque une étape dans l’histoire. Et pourtant je crois que tout bon tableau, même aujourd’hui, est aussi un motif.

Pourquoi la peinture et le dessin de motif se sont-ils séparés ? Pour la même raison qui a donné l’idée de séparer les beaux-arts des artisanats : la croissance de l’individualisme.

Le motif obéit à des lois, c’est pourquoi il est impersonnel. Dans bien des cas un bon motif est devenu le bien commun d’une nation : le Japon a le prunier, le bambou, le pin, la Chine l’arabesque, la Corée le pêcher, l’Égypte la fleur de lotus, l’Europe le lion rampant. Voilà des exemples de motifs nés du peuple et constamment utilisés par chacun. La division entre tableau et dessin de motif, arts et artisanats est l’une des tragédies des temps modernes.

Les objets artisanaux viennent de la masse et sont faits pour elle, pour la vie quotidienne, en grand nombre. Les beaux objets coûteux et destinés à une minorité n’ont pas le caractère vrai de l’artisanat qui, étant pour tout le monde, est donc décoré avec les motifs de tout le monde. Il est naturel que les objets artisanaux soient associés avec les motifs qui, en un sens, sont communs.

Quelle est la puissance au travail dans un bon motif ? Le motif est un produit du savoir-faire humain dont la vraie mission est d’utiliser les lois de la nature. Alors qu’il est en quelque sorte un produit artificiel, le motif est moins une fabrication humaine qu’une technique pour réduire la nature à quelque chose de plus « naturel » en somme.

Dans un bon motif l’homme est fidèle aux lois, on y trouve une vraie humilité. Le motif est bon tant qu’il est libre de toute prétention personnelle. La conséquence très étrange de l’obéissance à ces lois est la liberté accrue qui en résulte. L’acceptation des limites produit l’aisance de l’esprit. Cela s’explique en partie par les trois limitations naturelles que chaque artisan doit prendre en considération : l’usage auquel l’objet est destiné, la nature des matériaux utilisés, les techniques appropriées. Si l’on prête une attention convenable à ces trois facteurs limitatifs, alors naîtront des motifs témoignant de cette aisance de l’esprit.


Figures majeures du mouvement Mingei : Soetsu Yanagi, entouré de Shoji Hamada et de Kanjiro Kawai, potiers.