note d’intention pour un scénario de recherche

Retour à 2022/05 workshop de tournage à La Borne

Jean-Louis Boissier / 4 mars 2022 / 12 mai 2022

Il y a une dizaine d’années, lors d’un séminaire de recherche à l’université d’art Doshisha de Kyoto, était formulée la question de l’emploi, pour une œuvre, d’un détecteur numérique des ondes cérébrales. Ayant littéralement sous la main un gobelet de porcelaine blanche aux motifs bleus, rapporté d’une visite d’ateliers de Arita — le centre historique de la porcelaine au Japon — , il me passa par l’esprit de suggérer qu’un tel objet, identifié au savoir-faire de céramistes anonymes et au prolongement d’une qualité matérielle éminente mais indépendante du rare et du précieux, pourrait résulter d’une fabrication numérique : la touche, le tremblement maîtrisé du pinceau, pourraient passer par d’autres voies que le geste longuement répété. Et surtout, un tel gobelet, historiquement nommé soba choko, pourrait plus généralement être considéré dans l’époque digitale qui était désormais la nôtre.


Atelier artisanal Keizan, Arita, Kyushu, 2013

Un projet intitulé « (digital) Soba Choko » voit alors le jour, où le terme digital indique la problématique d’une imbrication entre le digital « à la main » et le digital « numérique ». Comment une chose peut-elle être concernée par le digital ? Si l’on dit que le soba choko invite à une « étude de cas », c’est parce que le digital peut s’appliquer, dans toutes ses modalités, à toutes les composantes de l’objet : son histoire, sa matérialité, ses variantes, ses usages, ses significations, etc. Il s’agit donc, avec une certaine distance humoristique, d’instaurer une approche résolument multidisciplinaire, transversale, qui sera développée selon des chapitres ayant une relative indépendance de mise en œuvre, reliés entre eux par une approche comparatiste et dans la perspective de productions et de publications et d’expositions.

Lors de la mise en place du collectif de recherche et de la définition d’un programme, l’idée de réaliser des enregistrements est apparue comme moyen de mémorisation mais avant tout comme agent d’investigation et de production. Les captures filmiques appuient les expérimentations des procédés de fabrication, les performances, les enquêtes et entretiens enregistrés avec les chercheurs comme avec les personnes concernées à un titre ou à un autre, en particulier au Japon. C’est ainsi qu’une demande a été déposée au début de 2020 auprès de EUR-ArTeC, au titre des aides à la réalisation selon les principes de recherche création. Une dotation a été obtenue pour les séquences au Japon.
Le film, s’il est destiné à une autonomie, est conçu comme appartenant au projet global (digital) Soba Choko. Il sera à même de l’ouvrir sur un ensemble de digressions thématiques pertinentes et vers d’autres lieux de diffusion et d’autres publics. Ce film sera un diptyque (2 fois 26 minutes). La première partie présentera l’objet soba choko, son histoire,  ses significations, sa fabrication au Japon et le processus d’interprétation mis en place ici. La seconde partie abordera l’activation, les dimensions performatives du soba choko, ses usages, ses implications rituelles dans les repas et les assemblées, et encore dans des mises en scène révélant ses facultés relationnelles et symboliques.

Le soba choko est propre à la culture japonaise. C’est un récipient de céramique, un tronc de cône absolu — la céramologie archéologique nomme ce type rectiligne —, relativement bas (base de 6 cm, hauteur de 6 cm, col de 8 cm), dont la géométrique minimaliste à l’échelle de la main lui a fait traverser le temps. Il connaît des variations de matière et de décoration mais il a une histoire de plus de trois siècles, en particulier dans sa version de porcelaine blanche avec des motifs au pinceau au bleu de cobalt. L’opération (digital) Soba Choko relativise et en même temps admire une originalité. C’est ainsi que le terme de « traduction » est retenu. La singularité réelle du soba choko japonais, dont on vise à décrire l’histoire, peut être rapportée à une multiplicité planétaire, à un impossible « Atlas du gobelet ». Le monde entier, depuis des millénaires, connaît un récipient que l’on peut nommer gobelet. Ainsi, le laboratoire d’archéologie préhistorique de l’Université de Genève a pu fonder l’association internationale « Archéologie et gobelets » qui a mis en évidence un espace du troisième millénaire avant notre ère, relié culturellement par le transfert de proche en proche de l’idée d’un gobelet. Au début du XXe siècle, Yanagi Soetsu, le fondateur du mouvement de valorisation des arts populaires Mingei, citait le soba choko pour le paradoxe d’une beauté relevant à la fois de l’utilité quotidienne et de la matière luxueuse. Ce gobelet de porcelaine décorée s’inscrit comme témoin d’une vaste circulation de marchandises ayant marqué l’histoire en reliant la Chine, la Corée, le Japon, le Moyen Orient, l’Europe.


A Pictorial Guide to Soba Choko Cups and Patterns, Seigensha, 2011, Kyoto

La simplicité du soba choko et l’unicité de sa forme, associées à la diversité de ses motifs, incite à le considérer comme un support. Il associe un principe volumique et une digression décorative, picturale et langagière. Des ouvrages encyclopédiques recensent des milliers de pièces historiques, classées selon la thématique de leurs décors et signes. Si ces pièces sont par essence populaires et modestes, leur valeur tient aujourd’hui à l’effet de collection qu’elles produisent. Cet engouement discret apparaît aujourd’hui sur Internet, du fait d’un commerce d’antiquités comme de nouveautés. Il s’affiche aussi sur les réseaux sociaux par le hashtag #sobachoko.

L’intention de mettre au point des procédés numériques automatiques capables d’une part de générer et de fabriquer des gobelets de céramique et d’autre part d’en peindre les motifs vise à prolonger une inventivité gestuelle et mentale inscrite dans l’objet. L’École supérieure d’art et de design TALM-Le Mans, avec ses formations « Design computationnel et mécatronique » et « Magma », s’est impliquée dans le projet, principalement avec des workshops en mars 2020 et mars 2022. Un dispositif de pinceau aux mouvements programmés et robotisés a été mis en place par les enseignants-chercheurs Ianis Lallemand, designer et Felix Agid, architecte. L’École supérieure d’art et de design d’Orléans, avec l’enseignante-chercheuse Caroline Zahnd, prévoit un workshop de confection robotisée axé sur la variabilité en septembre 2022. Des moments essentiels de transmission de savoir faire seront les workshops tenus en mai et juillet 2022 à La Borne par Claire Linard, Anne Reverdy, Natsuko Uchino et des étudiant(e)s. L’expérimentation de techniques digitales sera mise en perspective par un apprentissage savant du tournage, des émaux et de la cuisson au bois. Le soba choko connaîtra à La Borne les réminiscences de la promotion du mouvement Mingei par un Bernard Leach. Dans tous ces ateliers, sera expérimenté et filmé l’aspect performatif de la fabrication d’un objet attaché à une circonstance particulière et aux personnes pouvant se reconnaître comme auteurs.

Si le tronc de cône de porcelaine est un support qui appelle des motifs, le récipient attend un contenu et un récipiendaire. Le soba choko est nommé à partir de son usage dans la consommation de nouilles de sarrasin. Il joue comme intermédiaire entre le plat et la bouche, pour tremper les nouilles dans une sauce. Hokusai en donne le modèle spectaculaire. Mais il est en vérité ouvert aux usages les plus variés et donc populaire dans la catégorie générale des récipients individuels. Le performatif individuel et collectif qu’il s’agira de mettre en œuvre trouvera un écho dans des repas et rituels mis en scène, avec des règles qui peuvent évoquer la cérémonie du thé, cependant plus légères.


北斎漫画, Hokusai, Manga Vol. 12, Eating Noodles, 1814-1819 for first 10 volumes, the last 11-15 volumes in 1820-1878.