CREDAC/Ivry-sur-Seine, exposition personnelle.
Commissaire : Madeleine Van Doren
Catalogue : Programmes interactifs
Flora petrinsularis, Installation.
Le Monde
A Ivry, les menus plaisirs et fausses confidences d’un étrange collectionneur
Par JEAN-PAUL FARGIER
Publié le 23 février 1995 à 00h00 – Mis à jour le 23 février 1995 à 00h00
Jean-Louis Boissier, artiste-théoricien des arts numériques, expert en virtuel, collectionne les crayons à papier depuis des années. Il en a plusieurs milliers. Chacun d’eux est répertorié sur ordinateur, avec indication de la date et du lieu où il a été acheté. Invité par le CREDAC d’Ivry à réaliser une exposition personnelle, Boissier dévoile aujourd’hui au public mille pièces de sa collection. Et, par là, tout un pan de sa vie.
Ce sont mille petits bâtons aux couleurs bigarrées, souvent semés d’inscriptions. Serrés les uns contre les autres, placés à plat sur une table, ils composent un vaste tableau protégé par une vitre. On ne peut pas les toucher, mais on peut les interroger. Et, tels les bijoux indiscrets des contes licencieux du XVIII siècle, ils nous livrent des détails qui sont comme autant de secrets.
Pour « faire parler » un de ces crayons, dans l’ordinateur posé sur une table voisine, il suffit d’entrer un indice l’identifiant (couleur, inscription, marque, type, date, pays, ville). L’ordinateur crache aussitôt une fiche, indiquant par exemple que, ce jour-là, l’artiste venait d’arriver à Montréal, en provenance de New York, et qu’il était accompagné de M. D. Ces initiales vous intriguent et vous voulez les percer à jour ? Vous voilà pris au jeu.
Pour en savoir plus sur cette mystérieuse personne, et sur ce malin de Boissier, virtuose en fausses confidences, tapez d’autres indices, qui convoquent d’autres fiches. On peut ainsi faire le tour de la planète (Miami, Amsterdam, Venise, etc.), retrouvant M. D. à chaque étape. C’est un vrai roman policier.
Vous commencez à comprendre comment Shimomura a pu piéger Mitnik, l’ennemi électronique n 1 (Le Monde du 18 février). Vous voici devenu un espion de la vie de JLB, avec sa complicité. Car Tabula rasa, ainsi se nomme cette installation, est d’abord une façon légère quoi de plus léger qu’un crayon de tracer une autobiographie.
On agit sur le tableau en manipulant une boule, qui s’oriente comme un oeil
Tout aussi léger et encore plus astucieux est Globus oculi, un dispositif donnant accès, sous prétexte de définitions philosophiques, à une douzaine de tableaux mouvants, composés de brèves scènes intimes, familières (têtée, douche, jeux d’enfants). On agit sur le tableau en manipulant une boule, qui s’oriente comme un oeil. Il est possible de fixer un moment, de revenir en arrière, de jouer la boucle. Mais jamais d’avoir la totalité du tableau. La mise en page, qui fragmente la scène sur plusieurs mini-écrans, est construite de façon à exciter la curiosité, à la manière de certaines descriptions littéraires, très allusives.
Avec Boissier, pour la première fois, les nouvelles technologies de saisie du réel débouchent sur le romanesque. On entre, par divers procédés, dans la vie d’un autre. L’écran se lit comme un livre de fiction. Textes et images, étroitement mêlés, évoquent des expériences signées.
De là l’intérêt de Boissier pour Rousseau. Collectionneur de femmes, collectionneur de fleurs, c’est un classificateur. Un pionnier de la fiche informatique en quelque sorte. Boissier a sélectionné seize aventures amoureuses rapportées dans Les Confessions et autant de plantes mentionnées dans son projet d’herbier intitulé Flora petrinsularis. Le lecteur-spectateur pénètre dans une sorte d’alcôve, où se trouve un album. Une caméra, placée au dessus de lui, lit la page qu’il sélectionne (par exemple « Mademoiselle Goton ») et sur l’écran s’affiche, d’un côté, le texte rapportant l’anecdote, de l’autre, les images l’illustrant. Quelques mots, très peu d’images : l’art du fétichisme même.
On pénètre ainsi dans l’âme de Jean-Jacques en manipulant (toujours grâce à une boule) la répétition de signes fragmentaires. Tressautement des seins recouverts de cerises. Perles battantes sous un cou. Eventails coquins. Baguettes d’un châtiment. Gifles désirées, cent fois recommencées. La technique des livres à mécanisme, des images à tirettes trouve ici une application subtile.
D’un côté, les femmes de Jean-Jacques ; de l’autre, les crayons de Jean-Louis. Ici, Les Confessions de Rousseau ; là, les confidences de Boissier : deux propositions « interactives » pour entrer dans l’intimité d’un être en fouillant le contenu d’un disque dur. Entre encyclopédisme et menus plaisirs, c’est le XVIII siècle retrouvé !