1992-1993 Globus oculi

Globus O_La bobine
Globus O_L'autoportrait
Globus oculi, copies d’écran au format original de 2 des 10 tableaux : « La bobine »; « L’autoportrait ».


Globus oculi, dispositif scénographique, 1995.


Globus oculi, installation vidéo-interactive. Version pour Ars Electronica, Linz, 1992.

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Jean-Louis Boissier, Globus oculi, installation vidéo-interactive, 1992-1993, ICC Gallery, Tokyo, février 1995.


Globus oculi, 1992-1993, copie d’écran vidéo de la version publiée dans Essais interactifs, CD-Rom publié dans La Relation comme forme, 2003-2009, Mamco, Genève. Extraits de « La bobine », « Le lacet », « Le bambou », « L’autoportrait ». Vimeo, Transports, ©Jean-Louis Boissier 1993.

FICHE GÉNÉRIQUE

Globus oculi, installation vidéo-interactive, 1992-1993
Création à Ars Electronica, Linz, 1992
Version pour le Credac, Ivry-sur-Seine, et ICC Gallery, Tokyo, 1995
Conception et réalisation : Jean-Louis Boissier
Production : Association Transports

Globus oculi

Texte extrait de : Jean-Louis Boissier Programmes interactifs, catalogue, CREDAC-Paris, 1995, repris dans La Relation comme Forme, Les Presses du réel/Mamco, Genève, 2009

C’est dans le prolongement de ces recherches anciennes et récentes que se situe, en 1992-1993, le programme numérique interactif Globus oculi. Il aborde les fondements littéraires, historiques, psychologiques et psychanalytiques des hypermédias. Il se veut à la fois un essai sur l’interactivité, un manuel élémentaire d’initiation à son écriture, et un prototype dans ce nouveau médium artistique. Le programme s’ouvre par un simple menu comportant dix titres : « L’œil »; « Les chatouilles »; « Le doigt »; « La bobine »; « Le lacet »; « Le détail »; « Le bambou »; « La baigneuse »; « L’Annonciation »; « L’autoportrait ». Je lui attribue une fonction pseudo-didactique, en référence à Brecht, mais aussi à la Machine pseudo-didactique (1961-1963) de Piotr Kowalski (14). En mettant en relation de façon pédagogique les images et les mots, ce nouvel album interactif se situe peut-être dans une tradition qui passe par l’Orbis pictus de Comenius (15) et L’Imprimerie à l’école de Célestin Freinet. À la manière des livres de lecture, le texte est composé en noir et rouge en caractère Bodoni de grande taille.

Globus oculi décline, avec cette série de séquences, la relation logique et ambiguë qui se joue entre le regard et le toucher, entre le visible et le tangible : la rotation de la sphère qui permet le déplacement du curseur sur l’écran de l’ordinateur est assimilée au mouvement du globe oculaire. C’est, là encore, le seul moyen d’action disponible. Avec l’ordinateur et ses langages, l’essentiel de la relation est de l’ordre de la désignation. L’entrée en scène du doigt qui montre n’est pas indifférente, si l’on veut bien voir le pointage du doigt comme élément premier de l’interaction. C’est la commande digitale, en français, mais aussi en anglais, puisque, dans un troublant transfert linguistique – on compte sur ses doigts –, on passe du doigt au chiffre. Il est vrai que la désignation est, en informatique, codée, littéralement chiffrée. Ce doigt présente la relation minimale, le modèle initial de l’interface homme-machine, de la désignation concrète et conceptuelle, autant que de la validation en retour.

Le propos premier est en effet celui des divers registres de la désignation, qu’elle soit le fait de l’indice – ou de l’index –, du doigt qui montre ou du regard qui fixe, ou encore des mots. Les thèmes sous-jacents sont ceux de l’apprentissage, de la découverte du monde, de la relation mère-enfant, de l’enfance d’un art. Cette métaphore se construit par le croisement d’images et de sons saisis sur le réel, de textes, d’un logiciel et d’une interface minimalistes. Le désir de voir est ici simulé et nécessairement déçu. Mais cette déception devrait se compenser par le plaisir du geste d’accès répété aux images et de déclenchement de leurs bifurcations internes, par l’acte de possession des images comme fétiches ; ou peut-être encore par la constitution du geste lui-même en image, comme dans le Fort-Da freudien.

Dans « La bobine », le Fort-Da est illustré, de façon volontairement naïve, par le jeu d’un diptyque vertical. Les images du haut voient la main du bébé se saisir de la ficelle et la tirer hors du champ. Les images du bas voient apparaître et disparaître la bobine. Le lecteur n’a qu’à passer d’une image à l’autre pour relancer la scène. Le raccord entre ces images, comme dans tous les tableaux de Globus oculi, est à la fois vrai et faux. S’il se réalise ici, c’est par la ficelle qui se tend. Les animations se font avec un minimum d’images. Cependant, la scène se renouvelle continuellement, car le programme tire, littéralement, au hasard, les suites constitutives de photogrammes. Chaque état, initial ou final, est ponctué, dans une version française libre, par les mêmes cris : « L’est là ! » ; « Est parti ! ». Le geste compulsif, la scansion en va-et-vient, se trouvent en quelque sorte vérifiés par leur transfert dans les comportements que j’ai observés : la plupart des lecteurs appellent cinq, dix, vingt fois cette navette, jusqu’à s’imprégner de sa ritournelle.

Je reprends ce modèle psychanalytique, ce jeu si souvent cité comme « tentative de maîtrise symbolique de l’absence et de son objet (16) », parce qu’il est « quelque chose dont, finalement, [on] va faire une image (17) ». Il pourrait fort bien constituer un paradigme du dispositif interactif. « L’enfant accoste des Univers de possible inédits, aux retombées virtuelles incalculables. » Je me range à cette interprétation qu’en donne Félix Guattari (18). Il critique à la fois Freud qui « rend [ce jeu] tributaire d’une pulsion de mort » et Lacan qui en fait, dans le langage, une «structure [qui] précède et enveloppe la machine dans une opération qui la dépouille de tous ses caractères autopoïétiques et créatifs ».

« Le lacet » inaugure une recherche qui sera prolongée dans le programme Flora petrinsularis. Rousseau, dans l’Émile, préconise l’allaitement maternel par les mères (de l’aristocratie), et inscrit ce vœu dans l’offrande à ses jeunes amies du Val-de-Travers (19) de lacets qu’il a lui-même tissés. Je mets en jeu le déshabillage que permet un tel lacet. Il y a d’abord, en deux images frontales accolées, une poitrine enserrée dans un bustier rouge. En pointant la ganse blanche, l’un des seins se dénude et s’isole. Si on le touche de la flèche – du regard –, il tourne jusqu’à apparaître de profil, puis, très vite, le vide face à lui est occupé par le bébé qui s’en empare pour le têter. Ce mouvement de succion bruyant ne s’arrêtera que si l’on sait attendre et renoncer à « toucher » les images. Ici, désigner c’est toucher, c’est agir. En écho au Fort-Da, que l’on peut voir comme le passage de la planéité des premières relations mère-enfant à la profondeur de l’espace nécessaire à une vie autonome (20), le lacet à tirer incite à surmonter de légers interdits érotiques. Mais ce déclic interactif n’ouvre sur aucune liberté interprétative : la place est prise par avance – par programmation – par le bébé, légitime bénéficiaire du sein donné.

« Le détail » affiche des couples d’images, des gros plans d’une personne, adulte ou enfant, présentant un détail gênant, terriblement voyant et pourtant porté à son insu : une étiquette de vêtement dépassant dans le cou; une miette au coin de la bouche; une trace de rouge à lèvres; un boutonnage décalé, etc. Il suffit de pointer ce punctum – cette tache aveugle, ou qui aveugle – pour que tout rentre dans l’ordre et que l’on puisse regarder vraiment, vérifier que les images associées sont identiques. La question de l’image comme lieu de signes est incontestablement relancée par l’image interactive. Je tente, avec Globus oculi, de lui trouver les réponses les plus évidentes. Il y a, dans l’image, des zones sensibles, simplement parce qu’elles traduisent analogiquement une réalité sensible. C’est le rôle, ironiquement démonstratif, des « chatouilles » : en touchant certains points de ces images d’enfants, on déclenche l’animation sonore de leurs rires. Les points sensibles aux chatouilles enfantines « n’existent qu’en tant que savoir partagé et requièrent la reconnaissance active de l’autre (21) » : voilà une autre métaphore pertinente pour nos futures productions interactives.

D’après la peinture-écriture chinoise, c’est en explorant l’apparence de la nature qu’on isole les caractères lisibles qu’elle recèle. Dans « Le bambou », les caractères s’inscrivent à l’encre, trait à trait, par le geste d’une véritable calligraphie, en même temps qu’ils sont prononcés. Le caractêre est, dans la tradition philosophique chinoise antique « sophistique », assimilé à un doigt. Selon Kong Souen Long (époque des Royaumes Combattants) et son traité Sur le doigt et l’objet (22), « tout objet est un doigt, mais le doigt n’est pas le doigt » : la langue est une désignation du réel, le doigt – et tout objet – peut être à la fois désignant et désigné, dans un rapport d’indication plus que de ressemblance. « Les caractères sont non seulement des désignations d’objets, mais des désignations de désignations, c’est-à-dire des dessins de gestes (23). » La séquence « Le doigt » s’en inspire, où chaque image d’un enfant montrant du doigt – appelée par un mouvement du curseur sur l’écran – appelle à son tour l’image d’un fragment du corps de sa mère, y compris son doigt.

Avec ce cursus en dix tableaux, j’imagine un passage de l’école maternelle à l’école des beaux-arts. Du thème classique de l’interaction interne, gestuelle et langagière, que peut exposer une Annonciation, je retiens notamment le partage irréductible entre les espaces, celui de la Vierge, celui de l’Ange, et un récit qui, bien que construit sur une série de questions et de réponses, existe hors de toute chronologie (24) : le tableau se forme par l’apparition et l’adjonction aléatoires de deux gestes des personnages émergeant d’un fond marbré, occupant alternativement le haut et le bas de l’écran. Les sons attachés à ces images, froissements de soie et souffles, se combinent eux-mêmes en diptyques.

Pour « La baigneuse », au contraire, le désir de voir est canalisé dans le choix de l’un des quatre points de vue convergents vers le ventre du modèle, mais suppose une dépense de temps qui conduit à une fin. Le regard médusé ne peut retenir que des images fixes d’une histoire toujours la même, notée en une phrase de bruits. J’ai cru repérer chez Pierre Bonnard, peintre mais aussi photographe, une telle pulsion scopique qui se traduit par un déplacement du point de vue, et la tension des limites imposées à cette vision dans le moment du tableau.

Sur l’écran interactif, une image peut être prise, tour à tour, comme territoire ou comme carte. Revenant sur la figure de la bille que le manipulateur a sous la main dans l’installation, «L’autoportrait» présente, côte à côte, deux fois la même image de cette bille. L’image de droite est « insensible », mais elle voit apparaître des doigts qui font tourner la bille lorsque le curseur désigne, sur l’image de gauche, la zone correspondante. À la relation triangulaire de « L’œil » (l’œil du lecteur, sa main sur la bille, le curseur sur l’image de l’œil dans l’écran) répond un nouveau triangle dont l’œil est cette fois l’observateur extérieur et synchrone : la bille manipulée, le curseur sur l’image de la bille, l’image de la bille manipulée.

Notes

14. Machine à mettre en évidence l’origine des formes dans le jeu dynamique de tensions physiques. Jean-Christophe Bailly en dit : « La Machine pseudo-didactique est dans une situation d’ironie et de réticence envers l’art. Elle engendre, mais sans fin : elle n’aboutit à rien, ne confie rien qu’on puisse saisir, poser – ou vendre », Piotr Kowalski, Hazan, Paris, 1988, p. 40.

15. Jan Amos Komensky (Comenius), Orbis sensualium pictus, publié à Nuremberg en 1658.

16. Pierre Fédida, L’Absence, Gallimard, Paris, 1978, p. 144.

17. Georges Didi-Huberman, « La plus simple image », Nouvelle revue de psychanalyse, « Destins de l’image », Gallimard, Paris, 1991, p. 75.

18. Félix Guattari, Chaosmose, Galilée, Paris, 1992, pp. 104-108.

19. Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, Œuvres complètes, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, Paris, t.I, pp.601-602.

20. Sami-Ali, L’Espace imaginaire, Gallimard, Paris, 1974, p. 50.

21. Adam Phillips, « L’enfant chatouillé », En pays lointain, textes de la Nouvelle revue de psychanalyse recueillis par Michel Gribinski, Gallimard, Paris, 1994, p. 277.

22. Pascal Quignard traduit le traité du « Zhi Wu » par Sur le doigt qui montre cela, Michel Chandeigne, Paris, 1990. Cela est préféré à objet, bien que Pascal Quignard nous rappelle « le sens romain [d’objet], où il signifiait la dénudation du sein lors de la tétée ».

23. Julia Kristeva, Le Langage, cet inconnu, Seuil, Paris, 1969.

24. Georges Didi-Huberman, Fra Angelico. Dissemblance et figuration, Flammarion, Paris, 1990 ; Louis Marin, « Annonciations toscanes », Opacité de la peinture, Paris, 1981, pp. 84-85. Usher, Paris, 1989.