Leçons de poétique





Dimanche 18 mars 2012, Salon du livre, Porte de Versailles, Paris, 17h-19h. Il y a d’abord ce livre que je suis en train de lire : Journal des jours tremblants, Après Fukushima, précédé de Trois leçons de poétique, de Yoko Towada (traduit de l’allemand par Bernard Banoun et du japonais par Cécile Sakai), éditions Verdier, 2012. Et cette conversation brillante d’une heure, animée par Cécile Sakai (dans le brouhaha grandissant du salon) entre Yoko Tawada et Michel Deguy. Michel Deguy — grand poète et théoricien, il enseignait à Paris 8 —, nous l’avons lu, avant tout La Poésie n’est pas seule, Court traité de poétique, Le Seuil, 1987, en 1988 donc et puis utilisé en 1998 pour trouver le titre L’Image n’est pas seule, de l’exposition inaugurale de la Bibliothèque universitaire de Paris 8 à Saint-Denis. Je photographie la dédicace. L’actualité du Japon et le projet de comprendre ce qui s’y joue comme transformations, m’ont relancé ces derniers temps vers les textes de Philippe Forest. Je lis ses articles dans Art Press et j’ai lu plusieurs de ses livres dont Haikus, etc., Éditions Cécile Defaut, 2008, Araki enfin, Gallimard, 2008 et Sarinagara, Gallimard, 2004. Je vois, sur le stand Gallimard, Sarinagara à côté de Fukushima, Récit d’un désastre, de Michaël Ferrier, Gallimard, 2012, que j’ai également entrepris de lire depuis une semaine. Il n’y a pas de coïncidences hasardeuses. Il y a une concordance, le jeu de la relation porté par les langues — dont précisément ces livres nous parlent comme substance de la poésie.

Article
Libération
, jeudi 15 mars 2012
Sens dessus dessous
par Philippe Forest

Une méditation de Yoko Tawada dans l’après-coup de Fukushima

On lit de plus en plus de livres qui viennent du Japon. Mais ces livres sont de plus en plus souvent les mêmes, au point de paraître parfois tout à fait interchangeables. Le succès planétaire d’un Murakami Haruki, ajouté à celui de quelques autres, s’il n’a rien de désolant en soi, pourrait à très court terme, si ce n’est pas déjà fait, conduire paradoxalement à appauvrir la connaissance que nous avons de la littérature japonaise en imposant de celle-ci une image unique. Un nouveau « japonisme » naît, par lequel se perpétue en Occident une représentation falsifiée du pays et de sa littérature, dont les stéréotypes en apparence renouvelés n’ont rien à envier à ceux qui prévalaient il y a un siècle.
Scène. Or, il existe une autre littérature japonaise que celle-là, faite d’œuvres éminemment singulières qui, loin de se réduire à l’expression de la culture dont elles sont censées être l’émanation, font porter sur celle-ci un questionnement critique à partir duquel un authentique projet romanesque ou poétique personnel redevient possible. C’est exemplairement le cas avec Yoko Tawada, certainement l’auteur japonais le plus insolite et le plus intéressant que les lecteurs français aient pu découvrir au cours de la dernière décennie. L’étrangeté de son œuvre tient d’abord à ce que celle-ci s’écrit tantôt en japonais et tantôt en allemand. S’il ne s’agissait là que d’un tour de force linguistique, la chose présenterait peu d’intérêt. Mais un tel dédoublement fait apparaître, du coup, comme formidablement problématiques certaines des fausses évidences à l’aide desquelles nous pensons la littérature. L’œuvre de Tawada est-elle « japonaise » et, si oui, en quoi ? Pour répondre à une telle question, il faudrait d’abord disposer d’une définition claire et positive de ce qu’est la littérature japonaise. Et c’est précisément une telle définition que met notamment en défaut l’œuvre concernée. Se déployant entre l’ici et l’ailleurs, entre le rêve et la réalité (Train de nuit avec suspects), mettant en scène pour personnages des êtres en proie à de continuelles et multiples métamorphoses (Opium pour Ovide), conjuguant les formes littéraires les plus diverses, du conte à l’essai, du récit au poème (Narrateurs sans âmes) proprement expérimental tout en exerçant sur le lecteur une séduction immédiate semblable à celle des fables, le propos de Tawada se situe en un lieu hautement spéculatif où le texte s’élabore à partir d’un « non-savoir » au sein duquel s’effacent tous les repères ordinaires de l’identité personnelle (langue, nation, culture, sexe) de manière à ce que tout puisse se trouver poétiquement repris.
Il en va ainsi, aujourd’hui, dans Journal des jours tremblants. D’un côté, le livre, citant Brecht, Foucault ou Benjamin, relève du genre revendiqué de la réflexion critique telle que nous la concevons en Occident. De l’autre, et de manière tout aussi explicite, il s’inscrit dans la filiation de formes littéraires plus anciennes et propres à la tradition japonaise : le « zuihitsu » (l’essai « écrit au fil du pinceau », comme chez Kamo no Chômei), le « nikki » (le journal poétique, comme avec Bashô). Un croisement s’opère ainsi avec lequel s’invente une autre manière de dire par laquelle, de digression en variation, mais sans rien perdre de sa profonde cohérence poétique, la parole passe perpétuellement de l’anecdote à l’idée, de la notation intime à la réflexion philosophique, selon un protocole particulier qui n’est pas sans évoquer cette « tierce forme », entre le roman et l’essai, autrefois considérée par Roland Barthes.
Insulaire. Pour finir, l’essentiel, bien sûr, reste à dire. L’expérience littéraire ici conduite l’a été dans l’après-coup de Fukushima, et le livre dépend tout entier de cette secousse ressentie. S’interrogeant sur ce que fut le Japon, revenant sur l’histoire de ce pays étranger à lui-même au point de n’en être pas un, longtemps à l’écart de tous les autres et revendiquant à l’égard du monde son isolement insulaire, observant sur elle-même les effets d’une catastrophe dont elle fut comme le témoin pensif et distant, Tawada en vient à tout reconsidérer au gré d’une méditation à la fois allusive et incisive. Quand la terre tremble, la bibliothèque tremble avec elle. C’est alors, dit Tawada, que l’on reconnaît les livres « résistants aux séismes ». Lorsque le monde se retrouve ainsi sens dessus dessous, dans la masse des ouvrages tombés des rayonnages et qui gisent éparpillés par terre, il arrive qu’un texte se distingue de tous les autres qui, par son intégrité, exprime une pensée qui résiste au désastre. Il en va ainsi de celui de Tawada.

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