Les cerisiers sont en fleurs (les délices et l’effroi)


Dimanche 20 mars 2011, à 17h, le jour du printemps, les cerisiers sont en fleurs rue de l’Ave Maria, Paris 4e. Sakura est le signe optimiste de la beauté éphémère.

Dans l’article de Jean-Pierre Dupuy « Une catastrophe monstre » (Le Monde, 20-21 mars 2011) :

[…] Tandis que les destructions humaines et matérielles s’accroissent chaque jour, une grande partie du drame actuel se joue sur la scène des symboles et de l’imaginaire. Parmi les régions qui furent les premières à être évacuées figurent les îles Mariannes. Le nom de l’une d’entre elles, Tinian, évoque pour ceux qui se souviennent le lieu d’où décollèrent, au petit matin du 6 août 1945, les B29 qui allaient pulvériser Hiroshima en cendres radioactives suivis, trois jours plus tard, par la flottille qui allait faire de même à Nagasaki. Comme si la vague géante venait se venger de ces minuscules territoires qui avaient eu le tort d’abriter le feu sacré.

La tragédie japonaise a ceci de fascinant qu’elle mêle inextricablement trois types de catastrophes que l’analyse traditionnelle distingue soigneusement : la catastrophe naturelle, la catastrophe industrielle et technologique, la catastrophe morale. Ou encore le tsunami, Tchernobyl et Hiroshima. […]

[…] il faut remonter au premier grand tsunami de l’histoire de la philosophie occidentale, celui qui suivit le tremblement de terre de Lisbonne, le jour de la Toussaint de l’an 1755.Des interprétations rivales qui tentèrent de donner sens à un événement qui frappa le monde de stupeur, celle qui devait l’emporter fut celle de Rousseau dans sa réponse à Voltaire. Non, ce n’est pas Dieu qui punit les hommes pour leurs péchés, oui, on peut trouver une explication humaine, quasi scientifique, en termes d’enchaînement de causes et d’effets. C’est dans L’Emile, en 1762, que Rousseau allait tirer la leçon du désastre : « Homme ne cherche plus l’auteur du mal : cet auteur c’est toi-même. Il n’existe point d’autre mal que celui que tu fais ou que tu souffres, et l’un et l’autre te vient de toi. »

Que Rousseau ait gagné est évident dans la manière dont le monde a réagi à deux des plus grandes catastrophes naturelles de ces dernières années : le cyclone Katrina et le tsunami asiatique de Noël 2004. C’est leur statut de catastrophe naturelle qui a été mis en doute. « A man-made disaster » (une catastrophe due à l’homme) titrait le New York Times à propos du premier ; la même chose avait été dite à propos du second avec de bonnes raisons. Si les récifs de corail et les mangroves côtières de Thaïlande n’avaient pas été impitoyablement détruits par l’urbanisation, le tourisme, l’aquaculture et le réchauffement climatique, ils auraient pu freiner l’avancée de la vague meurtrière et réduire significativement l’ampleur du désastre.

Quant à La Nouvelle-Orléans, on apprit que les jetées qui la protégeaient n’avaient pas été entretenues depuis de nombreuses années et que les gardes nationaux de Louisiane étaient absents parce qu’ils avaient été réquisitionnés en Irak. Et d’abord, qui avait eu l’idée saugrenue de construire cette ville dans un endroit aussi exposé ? On entend déjà dire que jamais le Japon n’aurait dû développer le nucléaire civil, puisque sa géographie le condamnait à le faire dans des zones sismiques exposées aux tsunamis. Bref, c’est l’homme, seulement l’homme, qui est responsable, sinon coupable, des malheurs qui l’accablent.

Entre les catastrophes morales et les catastrophes naturelles se trouvent les catastrophes technologiques et industrielles. Contrairement aux secondes, les hommes en sont de toute évidence responsables mais, contrairement aux premières, c’est parce qu’ils veulent faire le bien qu’ils produisent le mal.

À partir de l’île de Tinian, il faudrait ajouter une branche au récit démonstratif. Curieusement, elle appartient de nouveau à Rousseau. Saint Preux écrit à Claire d’Orbe :

J’ai surgi dans une seconde île déserte (c’est Tinian), plus inconnue, plus charmante encore que la première et où le plus cruel accident faillit à nous confiner pour jamais. Je fus le seul peut-être qu’un exil si doux n’épouvanta point. Ne suis-je pas désormais partout en exil ? J’ai vu dans ce lieu de délices et d’effroi ce que peut tenter l’industrie humaine pour tirer l’homme civilisé d’une solitude où rien ne lui manque et le replonger dans un gouffre de nouveaux besoins.
(Jean-Jacques Rousseau, La Nouvelle Héloïse, IVe partie, lettre III)

L’île de Tinian sera le modèle mythique de cette « île » qu’est le Jardin de Julie (voir : http://jlggb.net/blog/?p=7085). Ce pourrait être le théâtre de l’échange entre Voltaire et Rousseau :

Lisbonne, qui n’est plus, eut-elle plus de vices
Que Londres, que Paris, plongés dans les délices :
Lisbonne est abîmée, et l’on danse à Paris.
[…]
Il le faut avouer, le mal est sur la terre :
Son principe secret ne nous est point connu.
[…]
Un jour tout sera bien. Voilà notre espérance.
Tout est bien aujourd’hui, voilà l’illusion.
(Voltaire, Poème sur le désastre de Lisbonne, 1756)

La plupart de nos maux physiques sont encore notre ouvrage.
(Jean-Jacques Rousseau, Lettre à Voltaire sur la Providence, 18 aou?t 1756)


L’île de Tinian. George Anson, Henri-Albert Gosse et Compagnie, Genève, 1750. Cliché BNF.


L’île de Tinian, d’abord tenue par le Japon, lors de l’attaque des États-Unis en juillet 1944. L’île devenue base américaine.


L’île de Tinian est aujourd’hui une destination touristique. Emplacement du silo de la bombe lancée sur Hiroshima le 6 août 1945. Photo : CT Snow/Flickr.